Retraites : 30 ans de défaites
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La question des régimes de retraite, et de leurs réformes, est une des questions les plus importantes dans la lutte entre les classes, déterminante dans la répartition et la définition de la valeur créée par le travail des salarié·es. En France, ce sujet a donné lieu depuis quelques décennies à des conflits majeurs (manifestations et grèves), ce qui n’a pas été le cas dans d’autres pays en Europe. Nous avons connu des défaites à répétition, bien qu’à chaque fois, ou presque, le salariat soit entré en lutte. Cependant, face à ces échecs, n’est-ce pas le moment de nous interroger sur nos propres outils syndicaux, sur les modèles syndicaux du syndicalisme de lutte ?
L’année 2023, qui a été marquée par une longue mobilisation du monde du travail, et des organisations syndicales unies, contre une nouvelle régression sur les retraites, est aussi une date anniversaire.
Petit retour en arrière
En effet, c’est par la loi du 22 juillet 1993, portant réforme du régime général de retraite des salarié·es du privé et des salarié·es agricoles, qu’ont débuté les premiers reculs essentiels dans ce domaine. C’était la réforme dite Balladur, nom du sinistre premier ministre d’alors. Jusque-là, les quatre paramètres essentiels de la pension de retraite étaient :
- Âge légal de départ : 60 ans ;
- durée de cotisation minimale pour un taux plein : 37,5 ans ;
- période pour le calcul du salaire moyen de référence pour déterminer le montant de la pension lors du départ en retraite : 10 meilleures années ;
- revalorisation annuelle de la pension de retraite : indexée sur l’évolution générale des salaires.
Ces paramètres sont devenus, suite à cette loi, et progressivement pour le second et le troisième : 40 ans ; 25 meilleures années ; indexation de la pension sur les prix à la consommation.
L’effet sur l’appauvrissement des retraités, en particulier les femmes, n’est plus à démontrer.
Est venue ensuite la loi dite Fillon du 21 août 2003, qui concernera les salarié·es du privé et les fonctionnaires, mais pas ceux des régimes spéciaux. Par rapport aux quatre paramètres cités plus haut, le contenu est :
- alignement de la durée de cotisation pour les fonctionnaires sur celle des salarié·es du privé (40 ans) entre 2004 et 2008 ; puis passage à 41 ans en 2012 pour toutes et tous celles et ceux concerné·es par la loi ;
- revalorisation annuelle de la pension de retraite des fonctionnaires : indexée sur l’évolution des prix à la consommation, et non plus sur la valeur du point d’indice.
Ensuite, est arrivée la réforme de certains régimes spéciaux en 2008, entrée en vigueur le 1er juillet : essentiellement EDF, GDF, SNCF, RATP. C’est la « revanche de 1995 » en quelque sorte. La réforme vise à appliquer l’essentiel des réformes précédentes aux salarié·es qui y avaient échappé, ce qui se traduit ici par le passage à 40 ans pour la durée minimale de carrière ouvrant droit à une pension à taux plein, et une indexation des pensions sur les prix et non plus sur les salaires des agent·es en activité de ces régimes spéciaux.
Les réformes Woerth (2010), Touraine (2014) et celle de 2023 (celle de 2019 s’étant soldée par un match nul), ont porté essentiellement sur la hausse de l’âge légal de départ en retraite (62 ans puis 64 ans), et la hausse du nombre d’années de cotisation pour éviter une décote de la pension (43 ans).
Entre trente années donc, l’âge légal de départ a augmenté de 4 ans ; la période de calcul du salaire moyen annuel de référence, pour la grande majorité des salarié·es, a augmenté de 15 ans ; le nombre d’années nécessaires pour un taux plein a pris 5 ans et demi de plus ; et les pensions évoluent en fonction des prix à la consommation, et non plus selon les salaires, donc déconnectées des luttes sur les lieux de travail, la perte de pouvoir d’achat étant alors automatique.
Des luttes, des défaites, et maintenant ?
De nombreuses luttes ont été menées contre ces réformes, sauf en 1993. Celle qui devait être appliquée en 1995 a été victorieusement repoussée. C’est la seule victoire, celle d’une petite partie des salarié·es. Mais qui finalement aura été, des années plus tard, emportée par les défaites générales.
La retraite n’est pas le tout des rapports de forces entre les classes, certes. Mais elle en constitue un élément essentiel. De plus, les réformes successives ont donné lieu aux seules luttes de nature interprofessionnelle depuis ces trente dernières années. Les défaites subies, majeures, pèsent donc fortement.
Face à ce « réformisme actif » des gouvernements, porté par l’enthousiasme patronal, quelle a été l’attitude du syndicalisme de lutte ? Il a d’abord été tout de réaction, bien entendu. Parfois la mobilisation a répondu à l’appel à la lutte, parfois non. Mais, à part 1995, la mobilisation a été insuffisante.
1993, 2003, 2008, 2010, 2014, 2023 : cinq régressions majeures pour le salariat sur le plan de la retraite. Le syndicalisme de lutte a-t-il, en dehors de ses réactions aux réformes, évolué sur ses formes d’organisation du salariat, pour tenir compte des évolutions de celui-ci ? A-t-il évolué au sujet de sa division, essentiellement entre CGT, Solidaires et FSU ? La réponse est clairement non. Rien n’a bougé, comme si ces questions n’avaient rien à voir avec la faiblesse constatée du rapport des forces : les salarié·es ne se sont pas assez mobilisé·es, les syndicats de lutte les ont appelé·es à… la lutte, mais ils et elles n’ont pas répondu au niveau nécessaire. Cela revient un peu à dire : « nous ne sommes pas concernés, nous avons fait ce qu’il fallait »…
Et maintenant, on réfléchit, on débat, on agit sur nous-mêmes ?
C’est comme si l’analyse de ces défaites successives majeures se heurtait à une incapacité à se remettre en cause, à agir sur ce qui relève de soi-même, à un immobilisme, alors qu’en face, la classe qui nous exploite, elle, est passée à la vitesse supérieure.
Nous savons qu’elle ne s’arrêtera pas là. Nous savons que de nouvelles régressions sont dans les cartons sur l’âge légal de départ en retraite, sur le nombre d’années nécessaires pour le taux plein, sur la période pour le calcul du salaire moyen de référence (le projet de 2019, systémique, revenait en fait à porter cette période sur la totalité des années de cotisation, bien au-delà donc des actuelles 25 meilleures années pour les salarié·es du privé).
Nous savons que pour repousser ces nouvelles régressions, pour regagner tout ce qui a été perdu, il faudra un niveau de mobilisation très important, et qu’un syndicalisme de lutte bien plus fortement implanté dans le salariat réel qu’aujourd’hui sera indispensable. Un salariat qui, depuis ces trente dernières années, a connu une accélération dans sa déstructuration sur les lieux de travail. Ce qui a mis le syndicalisme de lutte dans un déphasage tel par rapport à cette réalité qu’il lui est impossible de renverser la situation s’il ne change pas, s’il ne se renouvelle pas, s’il ne construit pas un autre modèle syndical qui porte sur des pans essentiels de ce qu’il est, de ce qu’il devrait être.
Être « de classe et de masse » ou « de luttes » est un slogan creux lorsqu’il ne porte, en vérité, que sur des revendications (incontournables, bien entendu) et des paroles radicales, lorsque la réalité de l’implantation dans le salariat réel (tout le salariat, pas seulement quelques secteurs), en termes non seulement d’adhésion mais de présence d’équipes militantes (sur les lieux de travail et dans les unions locales interprofessionnelles), est ridiculement faible. Lorsque le financement ne repose pas très majoritairement sur les cotisations syndicales et dépend donc du « dialogue social » pour une part trop importante. Lorsque les structures professionnelles (fédérations) et interprofessionnelles ont autant de difficultés à travailler ensemble, au quotidien, dans tous les territoires, et donc à réellement « faire confédération ».
Voici quelques questions, parmi d’autres tout aussi essentielles qu’il nous faut maintenant, sans attendre, aborder dans nos propres organisations syndicales respectives, mais aussi entre syndicalistes de différentes organisations. Pour que ça change, et que se définir comme « de classe et de masse » soit une réalité. Parce que cette réalité ne peut s’entendre qu’à une échelle interprofessionnelle, et non pas limitée à quelques secteurs historiquement combatifs mais qui, isolés, ne peuvent que subir les mêmes défaites.