La stratégie de la base, pour reconstruire la classe ouvrière
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pour Barry EidlinPour qui s’intéresse au récent renouveau du syndicalisme aux États-Unis, un terme revient dans tous les textes consacrés au sujet : rank-and-file. Cette expression, qui n’a pas d’équivalent en français, désigne au départ les soldats ordinaires (rangés en rangs et en files, contrairement aux officiers). Par extension, elle désigne les militant·es « de base », qui n’occupent pas de fonction dirigeante dans l’organisation. L’article traduit ici, publié le 26 mars 2019 dans la revue Jacobin par un ex-délégué syndical de l’UAW et enseignant en sociologie, présente la rank-and-file strategy (que nous traduisons par « stratégie de la base ») : comment les militant·es socialistes et révolutionnaires peuvent contribuer à reconstruire des forces ouvrières organisées ? Une question plus que jamais d’actualité pour les militant·es francophones… et une réponse qui fait ses preuves depuis plusieurs années aux États-Unis, avec un vrai début de retour en force du syndicalisme.
La récente résurgence du socialisme aux États-Unis a ravivé les débats fondamentaux sur la politique et la stratégie socialistes : que veulent les socialistes et comment y parvenir ? Qu’il s’agisse de savoir comment se positionner par rapport à la politique électorale, comment et dans quelle mesure pousser pour obtenir des réformes de la part de l’État, comment interagir avec les mouvements sociaux, ou simplement ce que cela signifie d’être socialiste, ces questions sont toutes plus urgentes aujourd’hui, tout simplement parce que ce que font les socialistes aujourd’hui pèse beaucoup plus.
Ces débats sont chargés d’histoire, ce qui fait qu’il est difficile pour les nouveaux et nouvelles venues de cerner ce qui est en jeu et sur quoi portent les désaccords. C’est certainement le cas lorsqu’il s’agit de discuter de ce que l’on appelle la « stratégie de la base » (rank-and-file strategy), un terme qui a récemment gagné en popularité.
Cela est dû en grande partie à une brochure publiée par l’organisation Young Democratic Socialists of America (YDSA, Jeunes socialistes démocrates d’Amérique) à la fin de 2018, intitulée « Pourquoi les socialistes devraient devenir enseignant·es ». La brochure affirme clairement (en rouge et en gras) « que les socialistes devraient se faire embaucher comme enseignant·es (et d’autres postes dans le milieu scolaire) en raison du potentiel politique, économique et social de ce secteur ».
Fox News et d’autres médias conservateurs se sont emparés de la brochure, la considérant comme une preuve évidente que les socialistes complotaient activement pour infiltrer les écoles publiques afin d’endoctriner la jeunesse américaine. Mais au-delà des titres alarmistes des médias de droite, la brochure a ravivé une discussion de longue date au sein de la gauche sur l’orientation stratégique des socialistes vis-à-vis du lieu de travail, de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier.
Dans son acception courante, l’idée de la stratégie de la base se résume à l’argument central de la brochure de YDSA, à savoir que les socialistes devraient faire un effort concerté pour trouver des emplois dans des secteurs considérés comme stratégiquement importants pour construire le pouvoir de la classe ouvrière. Parfois, un corollaire est que les socialistes devraient se méfier de l’appartenance à la bureaucratie syndicale, que ce soit en se présentant aux élections syndicales ou en acceptant des postes de permanent·es syndicaux·les.
Se faire embaucher à des emplois de base peut certainement faire partie d’une stratégie de la base. De même, évaluer de manière critique les possibilités et les limites de l’action des dirigeant·es et des permanent·es syndicaux·les élu·es peut découler d’une telle stratégie. Mais ces actions décrivent des choix tactiques visant à atteindre un objectif stratégique, dans un contexte spécifique. Elles ne constituent pas la stratégie elle-même.
Pour comprendre ce qu’est la stratégie de la base et pourquoi elle est importante, il faut prendre du recul par rapport à ces choix tactiques et se concentrer sur la façon dont elle s’inscrit dans une vision stratégique de la construction du socialisme.
La stratégie de la base, qu’est-ce que c’est ?
La stratégie de la base, c’est : 1) une évaluation des principaux défis auxquels font face les socialistes aujourd’hui ; et 2) un cadre stratégique pour relever ces défis. Au fond, il s’agit d’un effort pour s’attaquer à la question centrale qui se présente aux socialistes militant dans des époques non-révolutionnaires : quelle est la meilleure manière de faire advenir une société socialiste ?
Pour les marxistes, la réponse se trouve dans la classe ouvrière, la seule qui ait le pouvoir de renverser le capitalisme et de transformer la société. Mais si les socialistes ont appris quelque chose des 150 dernières années, c’est que la « classe ouvrière », en tant qu’acteur cohérent capable de faire advenir un changement révolutionnaire, ne surgit pas par hasard : c’est plutôt quelque-chose qui doit être construit.
La question qui se pose est donc la suivante : comment faire en sorte que la classe ouvrière se transforme en agent révolutionnaire et qu’elle soit capable de gouverner ?
En tant qu’organisations dont le but est d’organiser les travailleur·euses en tant que travailleur·euses dans le lieu où ils et elles ont le plus de pouvoir potentiel, c’est-à-dire le lieu de travail, les syndicats doivent de fait jouer un rôle clé dans ce processus. Dans le même temps, en raison de leurs limites, les syndicats ne peuvent pas à eux seuls transformer la classe ouvrière en agent révolutionnaire.
En effet, leur existence même affirme et renforce la société de classes capitaliste. En tant qu’organisations qui négocient principalement les salaires, les protections sociales et les conditions de travail avec les employeur·euses, les syndicats n’existent qu’en relation avec les capitalistes. Cela en fait, presque par définition, des institutions réformistes, conçues pour atténuer et encadrer la relation de travail, et non pour la transformer.
Néanmoins, si ce que l’on appelle la « classe ouvrière » doit se transformer en une force capable d’instaurer une société socialiste, alors les syndicats seront un élément essentiel de ce processus.
La classe ouvrière ne peut développer la conscience et les compétences nécessaires pour transformer la société qu’en luttant activement contre la classe capitaliste, et le lieu de travail est le terrain le plus direct et le plus évident de cette lutte. Sans syndicats, les travailleur·euses sont isolé·es et faibles, et plus susceptibles d’être divisé·es en fonction des rapports de race et de genre, de leur religion, région d’origine, statut migratoire, etc.
Les syndicats offrent aux travailleur·euses une plateforme pour mener la lutte des classes de manière coordonnée et prolongée, tout en développant les capacités nécessaires pour les combats futurs. C’est pourquoi de nombreux·ses socialistes consacrent, à juste titre, beaucoup de temps à réfléchir et à travailler activement au renforcement des syndicats.
La minorité militante
Mais la question qui se pose aux socialistes est dès lors la suivante : quelle est la meilleure façon de renforcer les syndicats ?
Pour les partisan·es de la stratégie de la base, la priorité essentielle des socialistes devrait être d’identifier et de renforcer une couche de militant·es de base, c’est-à-dire ancré·es dans leurs lieux de travail, capables d’y militer (organize) au quotidien. Ce militantisme quotidien est crucial pour donner aux travailleur·euses le sentiment de faire partie de quelque chose de plus grand – pas seulement un syndicat, mais une classe ouvrière – qui est capable de se battre, de gagner et de gouverner.
Cette couche, qu’on qualifie parfois de « minorité militante », n’est précisément pas constituée des personnes les plus bruyantes et les plus radicales sur leur lieu de travail. Elle n’est pas non plus composée uniquement de socialistes engagé·es et qui se présentent comme tel·les.
Elle se compose plutôt de personnes respectées, combatives, à qui on fait confiance, qui sont reconnues comme des sources fiables de conseils et d’informations et qui sont capables d’inciter leurs collègues à passer à l’action. Les socialistes ont joué un rôle clé dans la construction, l’animation et parfois la direction de minorités militantes, mais toujours dans le cadre de coalitions plus larges.
L’accent stratégique mis sur la construction d’une minorité militante découle d’une analyse historique de la manière dont les travailleur·euses ont gagné dans le passé. Bien qu’elles soient loin de garantir la victoire à elles seules, les formes d’organisation solidement implantées dans les lieux de travail ont été une composante essentielle des victoires – des années 1930 en particulier, mais des 150 dernières années plus généralement.
Ce n’est pas une coïncidence si l’on se rend compte, en poussant un peu plus loin l’analyse historique de ces victoires, que des socialistes en tous genres étaient au cœur de ces luttes au travail dans presque tous les cas. Ils et elles étaient les combattant·es les plus acharné·es, les militant·es les plus dévoué·es et ceux et celles qui ont le plus activement construit les cultures de solidarité des syndicats, précurseur nécessaire à la formation de la classe ouvrière en tant qu’acteur historique.
Jusqu’aux années 1940, la relation entre les syndicats, les socialistes et la minorité militante a connu des hauts et des bas, mais elle est restée relativement organique. En effet, les socialistes ne se contentaient pas d’interagir avec la classe ouvrière : ils et elles en faisaient partie intégrante.
En effet, jusqu’à cette époque, tous les mouvements de gauche aux États-Unis avaient un ancrage ouvrier. Concrètement, cela veut dire qu’il existait une couche de socialistes et d’autres militant·es ouvrier·es prêt·es à jouer un rôle de minorité militante lorsque la situation l’exigeait.
La rupture du lien entre la gauche et les syndicats
Les choses ont changé après la Seconde Guerre mondiale. L’intégration des dirigeants syndicaux étatsuniens dans la coalition du New Deal à partir des années 1930, amplifiée par le maccarthysme des années 1940 et 1950, a rompu le lien historique entre les syndicats et la gauche.
La plupart des socialistes et des communistes ont été expulsé·es des principales fédérations syndicales et, sans elles et eux, la couche plus large qui constituait la minorité militante a également été largement éliminée.
Sans cette minorité militante, les syndicats étatsuniens se sont bureaucratisés et sont devenus beaucoup plus conservateurs. Lorsque des révoltes ouvrières se sont déclenchées dans les années 1960, dans la mesure où il n’existait plus de lien entre organisation syndicale et organisation politique de gauche, elles ne s’inséraient pas dans une stratégie plus large de transformation du mouvement syndical et n’ont pas permis d’obtenir des conquêtes sur le long terme. Lorsque des syndicats offensifs se sont développés, comme dans certaines parties d’un secteur public récemment syndiqué [1], ils ont été systématiquement bloqués par les fractions dominantes et conservatrices du monde syndical.
Dans le même temps, la Nouvelle Gauche étudiante, de plus en plus insatisfaite du statu quo, s’est radicalisée au cours des années 1960 et 1970 et a pris conscience de la nécessité de s’allier à un agent historique plus large : la classe ouvrière. Mais contrairement aux générations précédentes de socialistes, cette génération était la première à ne pas avoir d’ancrage organique dans la classe ouvrière. Pour la première fois, ces militant·es se sont interrogé sur les relations entre les socialistes et la classe ouvrière en considérant celle-ci comme un élément qui leur était largement extérieur.
La question clé pour les socialistes était donc celle-ci : comment renouer le lien entre le monde du travail et la gauche ?
Pour certain·es membres de ce que l’on pourrait qualifier de tradition « post-trotskiste », comme les International Socialists (IS) et plus tard Solidarity, la réponse consistait à se concentrer sur la reconstruction de la minorité militante manquante, cette fameuse couche militante ouvrière ancrée dans les lieux de travail. Il s’agissait d’un projet à long terme, visant à réparer des décennies de dommages aux liens entre la gauche et historiques causés au lien entre le monde du travail et la gauche. C’est l’origine de ce que nous appelons aujourd’hui la stratégie de la base.
Les partisan·es de cette stratégie se distinguaient, d’une part, des dirigeants d’organisations qui donneront naissance dans les années 1980 aux Democratic Socialists of America (DSA, Socialistes démocrates d’Amérique), pour qui le renforcement des liens entre le monde du travail et la gauche passait par des alliances avec les éléments progressistes des bureaucraties syndicales plutôt que par la construction de capacité d’action et organisation sur le lieu de travail.
Ils et elles se distinguaient, d’autre part, des socialistes qui évoluaient au sein du New Communist Movement étudié par Max Elbaum dans Revolution in the Air, pour qui le militantisme sur les lieux de travail était essentiellement l’occasion d’un travail de propagande en faveur d’une révolution qui leur semblait imminente.
Une approche différente
Concrètement, la stratégie de la base a influencé les actions des membres d’IS de plusieurs façons. L’aspect le plus connu, c’est ce qu’on appelle « l’établissement » (turn to industry), à savoir le fait que des socialistes qui s’étaient radicalisé·es en tant qu’étudiant·es se sont fait embaucher à des boulots de base dans des industries jugées stratégiques, comme l’industrie automobile, la métallurgie, les transports, et dans une certaine mesure l’enseignement public.
Bien qu’ils et elles n’aient pas été les seul·es socialistes à agir ainsi, la stratégie de la base signifiait qu’ils et elles abordaient le militantisme sur le lieu de travail de manière très différente. L’objectif principal étant d’identifier et de renforcer la couche militante ancrée à la base susceptible de construire un puissant mouvement ouvrier, le travail militant partait des problèmes au travail, de la réalité quotidienne de la lutte des classes à laquelle tous·tes les travailleur·euses étaient confronté·es.
L’idée était d’habituer les travailleur·euses à se battre, à agir pour résoudre leurs problèmes collectivement. Il s’agissait d’une première étape nécessaire non seulement pour élargir leur horizon des possibles mais aussi pour qu’ils et elles prennent conscience de leur pouvoir.
Là encore, cette approche diffère du tournant de l’établissement opéré par d’autres organisations militantes qui, elles, se concentraient sur un travail de propagande explicite autour d’idées socialistes, dans le but de recruter de nouveaux·elles adhérent·es. La stratégie de la base ne consistait pas à être les personnes les plus bruyantes et les plus en colère du syndicat. Il s’agissait de créer une couche de combattant·es fiables et ancré·es dans leurs lieux de travail.
Souvent, les radicaux·ales « établi·es » ont formé ou rejoint des caucus [2] de base (rank-and-file caucuses) au sein de leurs syndicats, le plus connu étant Teamsters for a Democratic Union (TDU, Teamsters pour un syndicat démocratique) [3]. Il s’agissait d’élargir les luttes au travail locales en rassemblant les militant·es ouvrier·es au sein d’un même syndicat afin d’y créer une « minorité militante ».
Bien entendu, cette première tentative d’« établissement » s’est heurtée de plein fouet aux réalités de la récession reaganienne du début des années 1980, qui a décimé l’emploi dans une grande partie des principaux secteurs industriels étatsuniens. De nombreux·ses établi·es ont perdu leur boulot, la plupart des tendances de base se sont effondrées (à l’exception notable de TDU) et les syndicats dans leur ensemble se sont recroquevillés dans une posture défensive.
Malgré ce contexte, de nombreuses victoires syndicales locales dans les années qui ont suivi portaient la marque de ce militantisme façonné par la stratégie de la base.
Un autre aspect de cette stratégie, c’est la création de Labor Notes, à la fois comme revue et comme projet militant.
Là encore, l’idée n’était pas de faire de l’agitation autour de revendications explicitement socialistes, mais d’aider à construire une minorité militante capable de construire le rapport de forces sur le lieu de travail. Pour ce faire, la revue rendait compte des luttes ouvrières locales aux États-Unis et à l’étranger, et mettait en relation des minorités militantes issues de différents lieux de travail et syndicats par le biais de conférences et d’ateliers.
En outre, la publication de livres très lus sur la lutte contre les concessions ou les transformations des pratiques managériales a fourni des outils théoriques pour contrer les stratégies dominantes au sein des syndicats qui contribuaient à leur déclin.
Quarante ans plus tard, Labor Notes est plus fort que jamais et continue de faire vivre la tradition de militantisme ouvrier des années 1970. Plus important encore, il constitue un forum permettant d’identifier et de renforcer la minorité militante d’aujourd’hui.
Au-delà des résultats bien mitigés des pratiques d’établissement des années 1970 et du succès modeste mais réel de Labor Notes, c’est toute une approche de la construction du socialisme qui est façonnée par la stratégie de la base.
C’est une approche qui place la classe ouvrière existante, dans toute sa complexité et sa diversité, au centre de ses préoccupations. C’est une approche qui cherche à faire de cette classe une force capable de lutter pour des transformations sociales profondes et de gagner. C’est une approche qui cherche à le faire non pas en militant en dehors des organisations existantes, ou en trouvant des allié·es parmi les responsables politiques et les directions syndicales, mais en identifiant et en formant une « minorité militante », une couche de meneur·euses ouvrier·es qui peuvent renforcer la conscience des travailleur·euses de leur capacité collective en tant que classe.
La stratégie de la base aujourd’hui
Qu’est-ce que cela signifie pour les socialistes aujourd’hui ? Bien sûr, dans les domaines et les secteurs où il existe des opportunités stratégiquement importantes, et où des personnes sont disponibles et volontaires, ils et elles devraient être encouragé·es à y prendre des boulots de base. Nous avons déjà pu constater les effets d’une telle approche avec la vague de grèves enseignantes de l’année passée, dans laquelle les socialistes ancré·es dans leurs lieux de travail ont joué un rôle central.
Mais il est également important de reconnaître que les efforts coordonnés visant à encourager davantage de socialistes à occuper certains types d’emplois, d’une part, et la construction d’une minorité militante, de l’autre, sont deux choses différentes. L’implantation volontaire peut faire partie de ce processus de construction, mais à terme l’objectif doit être de grossir les rangs des militant·es et des socialistes ouvrier·es, et pas uniquement de redistribuer les forces existantes.
De même, qui dit stratégie de la base dit compréhension approfondie des relations entre les syndiqué·es, la direction syndicale et les permanent·es, ainsi que du rôle des socialistes à chacune de ces niveaux.
De fait, les dirigeant·es et les permanent·es syndicaux·les sont souvent réticent·es à l’idée d’encourager des formes d’indépendance ouvrière qui échappent à leur contrôle direct. Certain·es y voient un creuset de leur future opposition. Mais même pour les permanent·es et les dirigeant·es qui ne font pas primer leurs intérêts propres sur tout le reste, cela risque de compromettre leur capacité à respecter leur part du marché conclu avec les patrons, car ils et elles ne sont plus aussi assuré·es du soutien des syndiqué·es au contenu des négociations.
Par ailleurs, les élu·es et les permanent·es ont un intérêt matériel à la survie du syndicat en tant qu’institution. Cela peut les amener à éviter les luttes militantes qui pourraient certes renforcer le pouvoir des travailleurs mais tout en compromettant l’existence du syndicat sur le long terme. Exemple : une grève illégale qui aurait des effets dévastateurs sur un·e patron·ne mais qui exposerait le syndicat à des représailles juridiques, voire à des amendes ou des peines de prison.
En raison de ces contraintes structurelles qui pèsent sur leur militantisme, les socialistes qui prônent une stratégie de la base critiquent souvent le rôle que jouent (ou ne jouent pas) les permanent·es et les dirigeant·es syndicaux·les dans la construction du rapport de forces. Même si une stratégie axée principalement sur l’identification et le développement de directions syndicales progressistes fait en effet fausse route, cela ne signifie pas que les permanent·es et les dirigeant·es n’ont aucun rôle à jouer dans une stratégie de la base.
Au contraire, il existe des exemples historiques et contemporains de syndicats où les permanent·es et les dirigeant·es cherchent à construire une organisation solidement implantée (ils sont trop rares, mais ils existent). Comme toujours, la question centrale à poser est de savoir si les permanent·es et les directions aident ou entravent le développement d’une minorité militante au sein de leur syndicat.
Mais la stratégie de la base va bien au-delà de la question de savoir qui occupe quel poste et où, ou de comment interagir avec les permanent·es et les dirigeant·es. Il s’agit d’une théorie sur la manière de construire le rapport de forces pour changer la société dans l’intérêt du plus grand nombre.
Cela signifie qu’il s’agit d’une orientation stratégique qui doit imprégner tous les aspects du militantisme socialiste. Pour pouvoir déterminer les priorités, la question primordiale doit donc être : « Est-ce que cela aide à construire la capacité de lutte indépendante de la classe ouvrière ? »
C’est une question importante lorsqu’on parle de syndicalisme, mais cela va bien au-delà, car la classe ouvrière ne se réduit pas aux seuls lieux de travail syndiqués.
Historiquement, les minorités militantes et les organisations socialistes ancrées dans les lieux de travail ont joué un rôle clé en reliant les luttes au travail aux luttes sociales plus larges. On peut penser à la manière dont les communistes des années 1930 ont fait le lien entre le droit du travail et les droits civiques et la lutte contre la ségrégation, ou plus récemment, à la manière dont les caucus réformateurs au sein des syndicats enseignants de Chicago et de Los Angeles ont raccroché les problèmes de rémunération ou de taille des classes à des problèmes plus larges comme les tests standardisés et le profilage racial.
Il ne peut pas y avoir de socialisme sans une classe ouvrière capable de se battre pour le faire advenir. Après des décennies de démobilisation et de défaite, la classe ouvrière étatsunienne doit reconstruire sa capacité de lutte. La stratégie de la base ne va certes pas résoudre le problème à elle seule, mais elle fait partie intégrante de la solution.
[1] Jusqu’en 1962, les employé·es du secteur public n’avaient pas le droit de se syndiquer [NdT].
[2] Issu du champ politique étatsunien, ce terme désigne une forme d’organisation réunissant des personnes partageant des idées communes. On trouve de nombreux caucus à l’intérieur des organisations syndicales, notamment pour soutenir des candidat·es aux élections syndicales ou pour porter des revendications internes, par exemple en termes de fonctionnement et de démocratie interne [NdT].
[3] TDU est un caucus né en 1976 au sein du puissant syndicat des Teamsters, qui représente les conducteur·ices routier·es, à la suite d’une importante vague de grèves sauvages. Faisant face à un appareil syndical notoirement corrompu et entretenant des liens privilégiés avec la Mafia, TDU parvient en 1991 à faire élire Ron Carey à la tête du syndicat, celui-ci devenant le premier président élu au suffrage universel direct. Carey et TDU ont joué un rôle majeur dans la grande grève du transporteur UPS de 1997 [NdT].