Grève rêvée et grève réelle

Publié le par Michel

De nouveau, comme depuis 30 ans (grève contre les ordonnances Juppé et la réforme des régimes spéciaux de retraite en novembre 1995), les mêmes débats, les mêmes joutes verbales réapparaissent avec le mouvement démarré le 10 septembre 2025 contre le « budget Bayrou ». Les expressions, les « appels de syndicalistes », les « appels citoyens », les arguments n’ont pas variés et fleurissent. Seuls les moyens de communication avec les réseaux sociaux leur donnent une présence médiatique plus forte. Pour un effet de toute façon identique auprès de la masse des salarié⋅es : nul.

À quoi servent les appels à appeler à la grève générale ?

Ces gesticulations émanent d’avant-gardes très politisées et autoproclamées. Ce qui est significatif en revanche, c’est la mise sous le tapis des données matérielles bien réelles, alors même que nombreux, parmi les auteur⋅es de ces appels, sont celles et ceux qui se proclament « matérialistes ».

La donnée de base est le nombre de salarié⋅es en France qui est de l’ordre de 25 millions de personnes : 20 millions dans le secteur privé, 5 millions dans le secteur public, à peu près. Les échanges sur la grève générale, la grève généralisée, la grève reconductible, seules à même de pouvoir garantir la victoire ne font jamais référence à cette donnée de base. Combien de salarié⋅es grévistes faut-il pour que le rapport de force soit suffisant pour faire plier gouvernement et patronat ? À quel niveau d’engagement gréviste une grève est-elle générale, généralisée ? À quel niveau une grève reconductible a-t-elle un impact réel ?

L’inflation de paroles magiques sur la trahison des directions syndicales qui seraient le verrou empêchant le tsunami gréviste qui emporterait la société capitaliste est inversement proportionnelle à leurs effets réels sur le nombre réel de grévistes. Le 10 septembre, le 18 septembre, le 2 octobre, etc.

Et il ne peut pas en être autrement. Seule la grève de masse est la garantie de la victoire. À l’échelle de l’entreprise (pour gagner contre un employeur précis) ou au niveau interprofessionnel.

Quelques inconnues sur la grève

De toutes les personnes qui s’enflamment à exiger des organisations syndicales un appel à la grève générale reconductible immédiatement, aucune n’a vécu de grève de masse à l’échelle interprofessionnelle. La connaissance sur le bout des doigts des livres d’histoire du mouvement ouvrier et de ses grèves de masse (par exemple 1936 et 1968) ne peut pas remplacer cette expérience personnelle. Cette expérience est irremplaçable pour comprendre la dynamique d’une grève de masse à l’échelle interprofessionnelle, dans une période donnée (phase du capitalisme, sociologie du salariat, état des forces syndicales, influence sociale des syndicats, etc.), les rapports entre rôle des syndicats et spontanéité des salarié⋅es en lutte, le développement de l’auto-organisation de ces derniers, les contradictions entre ces réalités.

La deuxième donnée de base est que les ressorts, les freins, les difficultés, et les facteurs favorisants d’une grève de masse ne sont absolument pas les mêmes à l’échelle d’une entreprise ou à l’échelle interprofessionnelle. On ne peut pas faire un copié-collé, appliquer les mêmes démarches, les mêmes raisonnements, les mêmes stratégies et tactiques, etc. qui ont permis de gagner la grève de masse (qui ne veut pas dire grève majoritaire, mais suffisamment large pour gagner) dans une entreprise, à une grève de masse qui doit impliquer des millions de personnes.

Car la troisième donnée de base est elle aussi toujours écartée par les stratèges "grève-généralistes" : la réalité actuelle de l’implantation du syndicalisme en France, et encore plus du syndicalisme de lutte d’où parlent parfois ces stratèges. Dix pour cent, soit 2,5 millions de personnes – au grand maximum – sont syndiquées. Lors de la lutte contre la réforme de retraites en 2023, lors de ce mouvement naissant de septembre 2025, combien y a-t-il eu de grévistes ? Combien parmi ces personnes syndiquées ? Les directions des organisations de l’intersyndicale sont parfaitement conscientes de la faiblesse de leur propre organisation. Au moins, elles savent parfaitement que la magie des mots n’opère pas dans la lutte des classes. Au contraire des stratèges qui multiplient les appels et les dénonciations de trahison qui n’ont strictement aucun impact de masse.

Le développement d’une lame de fond gréviste, la grève de masse, n’est pas le résultat d’une pure spontanéité de la masse des salariés. Elle n’est pas non plus le seul résultat d’une maîtrise, par ailleurs impossible, par les syndicats de ce qui se passe dans les collectifs de travail. Et encore moins avec même pas 10% de syndiqué⋅es ! Il ne peut y avoir d’état-major de la grève générale, ayant la maîtrise parfaite de troupes disciplinées répondant aux ordres de chefs diplômés en « lutte des classes ». Voilà une leçon qui a pu être tirée de l’histoire du mouvement ouvrier, quelque soit le pays.

Alors ayons l’humilité de ce que les militantes et militants représentent vraiment. Mettons nous vraiment à l’école de la lutte des classes : organisons notre classe si divisée et diverse, préparons sérieusement la grève, modifions radicalement nos propres organisations syndicales pour qu’elles soient vraiment en phase avec le salariat et le capitalisme d’aujourd’hui, unifions le syndicalisme de lutte. Les constructions de l’esprit, les châteaux de cartes du type « il faut appeler à la grève générale », « il faut appeler sans tarder à la grève reconductible », sont contre-productifs. Ce n’est pas qu’elles ne servent à rien, c’est qu’elles sont nuisibles à la grève de masse. Elles servent à des avant-gardes politiques pour construire leur propre boutique politique, pas le mouvement de masse.

Le meilleur exemple de cela réside dans le fait que ces courants politiques répètent depuis des décennies que les directions syndicales sont des traîtres. Mais alors pourquoi continuer d’exiger qu’elles appellent à la grève générale reconductible ? Est-ce que les traîtres vont cesser de l’être comme par enchantement ? Non, c’est juste que ces "démonstrations" répétées de la traîtrise doivent permettre à tel groupe, tel courant politique, de s’attirer alors des personnes militantes et critiques sur le syndicalisme. La traîtrise des directions syndicales leur est donc bien utile ... Il faut donc marteler, tout le temps le même message. L’apathie des masses trouve son explication simple : la traîtrise des directions syndicales. La solution est tout aussi simple : rejoindre le groupe politique.

Contre la dévalorisation de la grève

Les organisations syndicales en France ont pris la fâcheuse habitude d’en arriver à dévaloriser la grève. La multiplication d’appels à des journées d’action et de grève interprofessionnelles dans l’année, avec un résultat ridicule en termes de grévistes, en est l’origine. La CGT est spécialiste du fait, avec par exemple, chaque année sa « grève de rentrée » en septembre ou octobre. Comme une tradition à laquelle celle ou celui qui la met en doute est tout de suite frappé du sceau de l’infamie : réformiste !

Et nous revoilà alors de nouveau dans les débats stériles plutôt que de faire le point sérieusement à un moment donné sur nos capacités à convaincre de faire grève, à travailler sérieusement à lever des obstacles importants qui tiennent non pas aux méchants patrons et à l’État mais aux faiblesses de nos propres syndicats. Certes c’est plus facile, ça « claque » plus de coller des étiquettes à un tel ou à une autre, quand son propre syndicat de son entreprise n’arrive même pas à convaincre l’ensemble de ses syndiqué⋅es à faire grève. Il ne leur reste alors plus qu’à faire circuler un « appel » pour la grève générale ou la grève reconductible…

Travaillons vraiment, dans les entreprises, dans nos territoires, dans nos quartiers, dans nos villages à ce qu’une grève vraiment de masse, ne serait-ce d’abord qu’une journée, avec des millions de grévistes, mette le pays à l’arrêt. Alors chaque gréviste, et même chaque non-gréviste, fera le bilan, débattra de la suite, s’informera et sera informé⋅e des résultats et des possibilités par les syndicats, etc. Alors chacune et chacun, dans un cadre collectif, estimera si la victoire est possible en recommençant la grève, en décidant d’être acteur et actrice en allant convaincre son ou sa collègue et ne pas laisser cela qu’aux équipes syndicales de son lieu de travail, alors ils et elles prendront peut-être confiance pour la suite. Alors la question de la reconduction de la grève sera posée. Et ce sera à la masse d’y répondre, se sachant épaulée des syndicats, pas à des états-majors autoproclamés.

S’il y a bien un appel à faire à nos directions syndicales, c’est qu’elles doivent vraiment prendre en compte le facteur temps pour que la grève de masse soit envisageable lorsqu’elles appellent à une journée de grève interprofessionnelle. Cet appel se construit en débattant dans nos syndicats, unions locales et départementales, fédérations. Pour convaincre, pas pour se satisfaire d’un simple témoignage.