Mais qui déclenchera la grève générale ?

Publié le par Julien

Ce billet se veut une contribution aux débats actuels (mais en réalité anciens et redondants) sur les stratégies de grève poursuivies par le mouvement syndical en France. Il est écrit en réaction à la multiplication des discours critiques à l’égard des stratégies de mobilisation des directions confédérales et/ou de l’intersyndicale nationale. Pour ne citer que les plus visibles, ces discours émanent de groupes politiques tels que Révolution permanente, d’intellectuels comme Frédéric Lordon, ou encore de courants syndicaux, par exemple Unité CGT.

En résumé selon ces discours, les directions confédérales, par un excès de bureaucratisation, de réformisme, et de préservation de leurs propres intérêts matériels, étouffent les volontés de grève générale et reconductible dont seraient porteurs les travailleurs et les bases syndicales. En privilégiant des journées d’action interprofessionnelle (qualifiées de « saute-moutons »), ces directions empêchent les militants syndicaux de déployer pleinement leur potentiel de mobilisation. Au contraire, seul un appel à la grève générale et reconductible pourrait véritablement permettre aux travailleurs de se lancer dans une mobilisation massive et durable, et donc victorieuse.

Dans ce billet, on souhaite montrer que ces discours reposent sur deux présupposés à propos du mouvement syndical qui ne sont jamais explicités, et donc jamais questionnés, alors que ceux-ci nous paraissent faux, ou pour le moins discutables : 1) l’opposition sans cesse invoquée entre les « directions » et les « bases » militantes ; 2) l’idée selon laquelle les travailleurs se mobilisent (ou non) d’abord et avant tout en fonction de la teneur et du degré de radicalité des appels à la grève.

Les « directions » contre les « bases » ?

Les discours évoqués plus haut reposent systématiquement ou presque sur une mise en opposition des « directions » syndicales, le plus souvent entendues comme les directions confédérales, et les « bases » militantes, jamais définies. Cette opposition ne va pas de soi, et ceci pour plusieurs raisons.

D’abord, on peut douter que les « directions » confédérales « dirigent » tant que ça la conduite des mouvements sociaux et méritent au fond le qualificatif de « direction ». Ceci est particulièrement vrai pour les syndicats de lutte comme Solidaires et la CGT. Au sein de cette dernière, ce n’est ni Sophie Binet, ni le Bureau confédéral qui actent les dates de mobilisation interprofessionnelle : la décision est prise en définitive par le comité confédéral national (CCN), c’est-à-dire l’ensemble des fédérations professionnelles et des unions départementales (UD) qui composent la CGT, et par la soixantaine de membres qui composent la commission exécutive confédérale (CEC), élue à chaque congrès. Ces fédérations et ces UD sont elles-mêmes composées de bureaux et commissions exécutives, élus par leurs syndicats membres. Ces syndicats, selon les principes du fédéralisme inscrits dans les statuts confédéraux de la CGT, conservent en définitive la liberté d’appeler ou non à la grève, sans être tenus d’aucune manière de s’inscrire dans les appels de la confédération. La notion de « direction » n’est donc pas évidente puisque dans cette configuration, le pouvoir effectif de direction de la confédération CGT et de ses composantes est largement diffus et déconcentré. Bien sûr, cela ne signifie pas que certains syndicalistes n’ont pas plus de pouvoir que d’autres ; ni même que ce schéma « tout le monde dirige un peu, et donc personne vraiment » ne pose pas d’autres et innombrables soucis.

Ensuite, c’est la notion de « base » qui pose également problème. A partir de quel niveau appartient-on à la « base », et à partir duquel relève-t-on de la « direction » ? Une personne syndiquée sans aucun mandat peut sans doute être considérée comme relevant des « bases » syndicales. Est-ce encore le cas pour un ou une déléguée syndicale ? Pour le ou la secrétaire générale d’un syndicat ? Mais est-ce véritablement le même mandat, entre un syndicat de 50 membres ou de 300, ou selon si l’on dispose de quelques heures de délégation, ou bien d’un mi-temps de permanent syndical ? De la même façon, est-ce qu’un membre du bureau d’une Union locale ou départementale appartient à la « base » ou à la « direction » ? Et qu’en est-il pour un membre de la commission exécutive de sa fédération ? Le tableau est encore plus complexe lorsqu’on sait que les militants syndicaux occupent très souvent, soit au même moment, soit successivement dans le temps, un mandat dans leur entreprise, dans leur union locale ou départementale, dans leur fédération, voire dans leur confédération ou union nationale. Compte tenu de ces mandats multiples : est-on « base » ou « direction » ? Les deux à la fois ?

Enfin et surtout, quand bien même on s’accorderait sur une définition minimale de qui sont concrètement les « dirigeants » syndicaux et les syndicalistes « de base », il n’est pas du tout certain que ces « dirigeants » soient plus réformistes que « des » bases prêtes à découdre. C’est sans doute même plutôt l’inverse. Les études (comme celle par exemple de Baptiste Giraud) qui se sont intéressées au travail militant quotidien effectué par des responsables syndicaux aguerris ont ainsi plutôt montré que ceux-ci n’ont souvent qu’une envie : pratiquer un syndicalisme de lutte, reposant sur une pratique offensive de la grève, pour obtenir des conquis sociaux. Mais dans la pratique, ces responsables syndicaux sont fréquemment réduits à pratiquer un « syndicalisme de pompier » reposant au mieux sur des luttes défensives, au pire sur de l’accompagnement juridique des salariés. Inversement, une connaissance fine du syndicalisme tel qu’il se pratique dans les entreprises et les administrations montre que ce qui anime et accapare la plupart des syndicalistes « de base », ce n’est pas la construction de la grève générale sans cesse contrariée par les « directions » confédérales. Bien au contraire, dans bien des cas, ceux-ci et celles-ci se dédient surtout au travail dans les instances représentatives du personnel, dont les conditions se sont pourtant lourdement dégradées depuis les ordonnances Macron (2017) dans le privé, et depuis la loi Guérini (2019) dans le public. Ainsi, alors même qu’on reproche souvent aux directions confédérales de trop privilégier le « dialogue social » avec les pouvoirs publics, au point de freiner les mobilisations, la réalité du syndicalisme d’entreprise fait que les « bases » syndicales sont aussi largement, si ce n’est encore davantage, prises dans un système de contraintes multiples qui les poussent sans cesse vers les arènes les plus institutionnalisées du dialogue social et du paritarisme.

En résumé, l’opposition schématique et rhétorique entre la « direction » et la « base » n’a en réalité pas beaucoup de sens pour des organisations syndicales qui, en France, sont très peu hiérarchisées (en tout cas pour Solidaires et la CGT), et dans lesquelles la plupart des syndicalistes actifs occupent différents mandats à différentes échelles. Elle a encore moins de sens lorsqu’on connaît les conditions réelles et concrètes du militantisme syndical « de base » tel qu’il se pratique sur les lieux de travail : le plus souvent, et malheureusement, ce militantisme est largement dépolitisé et dédié aux enjeux du « dialogue social », bien plus en tout cas que celui pratiqué par les « dirigeants » syndicaux.

Les grèves sont-elles déterminées par les appels ?

Les discours critiques envers les mobilisations syndicales actuelles sur le plan interprofessionnelle se caractérisent par une surenchère verbale en faveur de la « grève générale » et/ou « reconductible ». Dans ces discours, si le mouvement social échoue ces dernières années à obtenir des victoires, c’est parce que les « directions » confédérales formulent des appels à la grève trop timides et limitées. L’appel à des journées d’action ponctuelles, plus ou moins répétées dans le temps, ne suffirait ainsi pas à convaincre les travailleurs de se mobiliser. Seul un appel franc et massif en faveur de la grève générale et reconductible serait à l’inverse susceptible de convaincre les masses laborieuses de porter un coup fatal au patronat en stoppant la production de manière durable et systématique.

Là encore, de tels discours reposent sur un second présupposé dont l’évidence doit être questionnée : ce sont les mots d’ordre qui déterminent principalement la mobilisation des travailleurs. Selon cette logique, des mots d’ordre limités donnent lieu à des mobilisations limitées, tandis que des mots d’ordre radicaux donnent lieu à des mobilisations radicales. On présuppose ainsi que les rapports sociaux, notamment dans les mondes du travail, sont gouvernés d’abord et avant tout par des idées et des discours. Si l’on pousse ce raisonnement à l’excès, il suffirait alors de trouver les bons mots, ou le courage de les prononcer, pour que le mouvement syndical remporte ses mobilisations.

Pourtant, un demi-siècle de sociologie des mouvements sociaux tout comme l’expérience militante concrète du syndicalisme sur les lieux de travail montrent que le déclenchement de l’action collective dépend d’une multitude d’autres facteurs. En premier lieu, les mobilisations sont rarement spontanées et dépendent au contraire des organisations qui travaillent à les construire, et ce faisant des ressources militantes que ces organisations sont capables d’accumuler et de déployer à cette fin. Dans cette perspective, les grèves ou d’autres formes d’action collective reposent bien davantage sur l’essor du nombre de syndiqués, sur leur implication dans la vie du syndicat et leur formation, et sur une structuration syndicale adéquate afin de mobiliser efficacement les membres de l’organisation.

En deuxième lieu, les mobilisations ne se déploient pas en apesanteur sociale : la conjoncture politique pèse sur leurs chances de succès. Par exemple, le degré de répression déployée par les gouvernements, la sympathie ou l’hostilité médiatique envers un mouvement de grève, les soutiens et les alliances tissées avec d’autres composantes du mouvement social : ce sont tous ces éléments qui déterminent aussi les potentialités mobilisatrices du syndicalisme, qui ne vit pas en vase clôt. De la même façon, les caractéristiques socio-productives des entreprises déterminent dans une large mesure les probabilités de grève des travailleurs : la taille de l’entreprise (petite, moyenne ou grande), la structure de l’emploi (contrats stables ou précaires, intérim, sous-traitance), la présence ou non d’institutions représentatives du personnel plus ou moins centralisées, tous ces facteurs ont une influence majeure sur la fréquence, l’intensité et les formes des conflits au travail menés par les syndicats.

Enfin, le déclenchement de la grève et son caractère massif ou minoritaire, ponctuel ou durable, dépendent des interactions sociales et des sociabilités professionnelles dans lesquelles sont pris les salariés au quotidien sur leur lieu de travail. C’est donc en réalité tout le travail syndical réalisé au préalable d’un mouvement de grève, sur le temps long, qui détermine pour une large part les chances de succès de celui-ci, bien plus que la radicalité des appels à la grève. Les salariés se mobilisent davantage lorsque le collectif de travail est marqué par la cohésion et la solidarité entre collègues, lorsque les figures syndicales dans l’entreprise sont identifiées et inspirent la confiance, lorsque les braises de la conflictualité avec la hiérarchie sont alimentées sur le temps long et donnent aux travailleurs la confiance nécessaire pour passer à la grève et ainsi défier l’autorité patronale.

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En conclusion, disons que la manière dont des mobilisations interprofessionnelles nationales de ces dernières années sont menées, et la place qu’y joue la grève, est bien évidemment critiquable. Mais pour que la critique fasse mouche, peut-être doit elle se porter sur d’autres enjeux que l’habituelle rengaine sur la trahison ou le réformisme des directions confédérales, et que l’éternelle litanie des appels hors sol à la grève générale. Bien sûr, les discours militants jouent un rôle dans les mobilisations, mais il s’agit d’un facteur parmi d’autres. A trop fétichiser ces discours, on risque d’oublier tout le reste et on finit par se payer de mots ; à trop sermonner avec la « grève générale ou sinon rien », on risque encore de décourager les militants et les travailleurs de se lancer dans des grèves dont l’ampleur est moindre, et de discréditer l’immense majorité des conflits sociaux contemporains.

Le succès des mobilisations à venir passe bien plus par le renforcement de la démocratie syndicale et par une meilleure structuration de nos organisations. Ainsi, un premier enjeu est que les décisions démocratiquement et collectivement prises à l’échelle des confédérations soient ensuite réellement appliquées. Un second est que pour mener des luttes victorieuses de masse, le syndicalisme doit travailler à se renforcer au quotidien par une implantation sur les lieux de travail, la multiplication des adhésions, la formation des syndiqués, la politisation des conditions de travail, le développement d’une conflictualité avec les employeurs et la prise de recul avec les instances du « dialogue social ». C’est par ce travail syndical laborieux, souvent ingrat, qu’on se donne les moyens d’accomplir la « double besogne » et donc, finalement, de progresser vers cet horizon désirable et indépassable de la grève générale.