Le travail syndical à la Rhodia
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pour Lina CretetC’est quoi, le quotidien de l’activité syndicale ? Quand il n’y a pas de grand mouvement de grève, et qu’on est juste au boulot avec ses collègues ? Les réponses deviennent évidentes avec le temps, mais le sont beaucoup moins aux débuts d’une activité syndicale sur un lieu de travail. Pour en donner un exemple particulièrement intéressant, nous reproduisons ici des extraits du livre Il ne faut jamais se laisser faire de Lina Cretet, ouvrière, militante CGT et communiste à la Rhodiacéta de Lyon-Vaise, célèbre entreprise textile de la région lyonnaise qui a marqué l’histoire des luttes sociales des années 1970.
Elle y donne à voir patient travail des militant·es de terrain qui incarnent l’ancrage du syndicat au plus près des salarié·es, et qui permet à l’organisation d’être toujours aux prises avec la réalité des salarié·es de l’usine, dans toute leur diversité de conditions et d’intérêts. Elle montre aussi comment se bâtit la force d’un syndicat : petit à petit, en gagnant la confiance des collègues par de petites avancées… jusqu’à avoir l’implantation et l’organisation nécessaires aux luttes de plus grande ampleur (grève de 5 semaine en 1967, occupation de l’usine en 1968…).
Une dernière leçon de ces extraits concerne l’état des libertés syndicales. La répression est un vrai facteur de désyndicalisation, mais force est de constater qu’à l’époque, les effectifs syndicaux étaient bien plus fournis, alors même que l’activité syndicale était quasi-clandestine et exposait à une répression brutale (comme le racontent d’autres passages du livre). Mais la répression peut se briser sur nos capacités d’organisation et les liens de solidarité de classe construits patiemment.
J’ai assez vite participé à la vie syndicale. J’allais aux réunions et je prenais la parole quelquefois. On m’écoutait, on me jaugeait. Mes interventions ont dû convenir, car j’ai été bien acceptée par les copains, les hommes. […] Le climat était plus sexiste qu’aujourd’hui. Les hommes ne comprenaient pas toujours les femmes. Un peu plus tard, alors que je demandais pourquoi elles ne faisaient jamais grève, quelqu’un m’a répondu : « les femmes, elles sont tellement connes, elles travaillent comme des dératées et ne font jamais grève ! » Cette réponse ne m’avait pas plu et j’ai dit qu’il fallait peut-être discuter avec elles et proposer des actions qui leur conviennent, pas seulement des grèves de 24 heures qui pouvaient leur faire peur. D’autres délégué-es étaient de mon avis. On s’est mis d’accord pour aller voir les ouvrières et entamer un dialogue. C’est finalement en discutant des « petites choses » qu’elles se sont rendues compte de l’utilité des syndicats et de ce qu’ils pouvaient leur apporter. On a gagné leur confiance, mais il a fallu du temps, et d’abord persuader les hommes de nos capacités. […]
En 1955, je me suis présentée aux élections du Comité d’entreprise à la demande des copains, et j’ai été élue. Nous étions cinq femmes, deux de la CFDT, deux en tant que déléguées du personnel, et moi, de la CGT. C’était bien peu. Les hommes n’avaient pas confiance dans les femmes ou ne voulaient pas être représentés par elles, je n’ai jamais vraiment compris pourquoi. À l’époque, je crois qu’ils devaient encore penser que les femmes n’étaient bonnes qu’autour de leurs marmites et de leurs marmots et qu’elles n’avaient rien à faire au syndicat. En tout cas, au moment des votes, ils barraient les femmes, que ce soit aux élections des délégués d’entreprise ou même des délégués du personnel, notamment chez les « 4×8 » qui avaient une tendance un peu anar et spontannée. Quant à moi, je n’avais eu que deux ratures. […]
Il y avait plusieurs aspects dans mon « travail » militant. D’abord, étant déléguée au Comité d’entreprise, j’assistais aux réunions où il y avait toute la direction générale […]. Je me souviens encore de ma première intervention. J’avais le cœur qui battait et j’attendais le moment de parler avec impatience, afin d’être délivrée. J’étais obnubilée par ce que j’avais à dire et n’arrivais pas à suivre la conversation. J’avais peur de ne pas dire correctement les choses, d’autant qu’en face de moi il y avait les directeurs qui connaissaient bien les dossiers. Il ne fallait pas dire de conneries, et pouvoir argumenter et décortiquer le sujet que l’on abordait, autrement, on se faisait descendre en vrille. Au début, on se demande si on va être à l’ hauteur de la tâche à accomplir, si on sera capable de transmettre les aspirations de ceux qui nous ont élus. Ce n’est jamais facile d’être déléguée.
Avant ces rencontres avec les patrons, nous avions, en tant que délégués, des réunions préparatoires afin de se mettre d’accord sur un ordre du jour et de ne pas arriver en ordre dispersé. Ces réunions étaient prises sur le temps de travail et payées. En tant que délégués, nous avions au total vingt heures mensuelles pour assumer la gestion des diverses commissions, aller discuter dans les ateliers avec les gens et préparer les réunions avec la direction. En revanche, ces dernières étaient prises sur notre temps personnel.
Et puis, il y avait le travail syndical. Pour le comprendre, il faut décrire notre organisation. À la Rhodia, nous avions bien sûr des contacts avec les Unions locales et les Unions départementales (UD), avec la Fédération et la Confédération, mais notre syndicat menait son activité propre et était subdivisé en plusieurs sections : quatre pour les quatre-huit, trois pour les trois-huit, deux pour les « 2×8 » femme, une pour les mensuels et une pour les techniciens et agents de maîtrise. Chaque section était en fait un « mini-syndicat » dans le syndicat. Pour savoir ce qui se passait dans l’ensemble des sections, nous avions créé une commission exécutive. Les délégués de chaque section étaient mandatés pour y expliquer ce qui se passait dans leur secteur, dire ce qu’il n’allait pas et évoquer les problèmes rencontrés dans les ateliers. Ils étaient aussi chargés d’intervenir auprès de la direction et « débrouiller les nœuds ». Cette commission était dirigée par les membres élus du bureau, formé d’un secrétaire, un secrétaire adjoint et un responsable pour la propagande. Ils avaient en charge de centraliser les revendications, de les faire « remonter » le cas échéant à l’échelle nationale, et à l’inverse de faire un compte-rendu des réunions qui se tenaient parfois à Paris, lequel était ensuire répercuté auprès de l’ensemble des salariés de l’entreprise. Je crois pouvoir dire que c’était à la fois bien organisé tout en restant très proche des gens qui travaillaient.
Pour revenir au travail syndical, j’allais donc en réunion de la commission exécutive tous les mois. On y discutait des revendications inscrites sur les cahiers prévus à cet effet. Il y en avait un par secteur. C’est nous qui le remplissions après êtrepassé voir les gens et leur avoir demandé ce qui n’allait pas. La « récolte » des revendications se faisait pendant notre journée de travail, mais ensuite, on se voyait à la fin de journée de travail avec les copains pour en discuter en détail. J’aimais avoir l’avis d’une autre personne pour savoir si j’étais dans le vrai ou s’il n’y avait pas une autre façon d’aborder les problèmes, quitte parfois à en reparler plus tard après avoir pris le temps d’y penser. On se retrouvait généralement dans le local attribué au Comité d’entreprise où chaque syndicat avait un placard qui fermait à clef. C’est là que nous rangions les cahiers de revendications, lesquels étaient soumis au secrétaire général. Il m’est souvent arrivé, après la fin de mon travail à 14 heures, de rester tout l’après-midi à l’usine.
Mais il ne faut pas croire que je faisais nécessairement tout « remonter ». Quand il y avait un petit problème d’atelier, je n’allais pas voir le directeur, mais le chef d’atelier ou une surveillante. Ces derniers n’auraient pas apprécié que je n’en discute pas avec eux. Ils avaient des directives à faire appliquer, et si on n’était pas d’accord, on en parlait avec eux, mais on n’allait pas faire un rapport au directeur pour qu’ensuite ça leur retombe dessus. Il fallait essayer de résoudre les problèmes au niveau auquel ils se posaient : avec le chef d’atelier pour les choses qu’il pouvait régler, avec la direction générale pour les « grandes » revendications. Et c’est grâce à cette façon de faire que j’ai pu syndiquer des agents de maîtrise et d’autres collègues, parce qu’on ne tapait pas forcément sur les gens qui nous commandaient.
Voilà. Le travail militant c’était tout ça. Pas vraiment un sacerdoce mais un véritable engagement quotidien. Les réunions du soir, finalement assez ponctuelles et rares, ne représentaient que la partie visible de l’iceberg.
Et puis, il y avait les actions à mener, car il était bien rare que la direction accepte nos revendications du premier coup. De 1953 à 1957, il n’y a pas eu de grosses grèves. On a appelé parfois les ouvriers à débrayer quelques heures ou, plus rarement, à s’arrêter de travailler une journée. Il s’agissait alors de soutenir les délégués qui négociaient avec la direction […]. On appelait à des grèves catégorielles, le plus souvent pour réclamer une augmentation de salaire, ou encore pour demander un rallongement des congés payés qui n’étaient alors que de quinze jours.
On s’est aussi beaucoup battus pour l’amélioration des conditions de travail. Ainsi, la direction a dû faire poser des plaques d’amiante — on ne savait pas alors qu’elles étaient nocives – épaisses et molles qui absorbaient le bruit. Pour limiter la chaleur qui dépassait souvent 35° l’été à la filature, ils ont fait installer un système de conditionnement de l’air ambiant. Je me suis beaucoup engagée pour améliorer la situation des femmes, souvent pour des « petites » choses, mais qui finissent par compter dans la vie quotidienne. Avoir des blouses de couleur, composées de Tergal et de coton afin d’être plus facilement repassées. L’utile et l’agréable, quoi ! Obtenir des strapontins et le droit de s’asseoir quelques instants et de souffler pendant les heures de travail. […]
Nos interventions se faisaient donc sur des « petites » choses simples mais importantes, que les ouvrières appréciaient. C’est ce qui les a amenées à se syndiquer et à reconnaître le rôle du syndicat, alors qu’auparavant on leur demandait de faire grève sans toujours bien leur expliquer pourquoi. Ceci parce qu’une fois de plus, les hommes ont considéré comme « bénin » ce type de revendications. Ils se trompaient. Le rôle d’un syndicat, c’est de partir des problèmes de chacun, aussi minimes soient-ils, et de tenter d’y trouver des solutions. […]
J’insiste sur cette notion de quasi-clandestinité concernant nos activités syndicales et plus encore politiques. En effet, elle avait aussi comme conséquence l’absence de lieu précis où se réunir. On se retrouvait en faisant fonctionner le bouche à oreilles, peut-être pas comme le faisaient les Maquisards durant la Résistance, mais presque. On a du mal aujourd’hui à s’imaginer cela, tant les choses ont changé après 1968. […] Pour bien se rendre compte des limites de la liberté syndicale à l’intérieur de l’entreprise, il convient de rappeler notamment l’impossibilité de s’y réunir officiellement. […]
De 1957 à 1967, j’ai fait mon travail dans les ateliers comme militante syndicale, ce qui est omportant et même à la base de l’activité syndicale. Plus tard, je disais aux nouvelles déléguées quand elles arrivaient : « les délégués, c’est comme les curés, ça doit écouter tout ce que les ouvriers et les ouvrières vous disent, sans le répéter bien sûr ». Je pense sincèrement qu’on avait un peu un côté assistante sociale. […]
Le temps que j’ai passé à militer pour le syndicat a donc représenté une grande partie de ma vie. Mais je le répète, l’essentiel de ce militantisme était lié au quotidien, et c’est sans doute pourquoi je me suis toujours sentie davantage une syndicaliste qu’une communiste. Pour moi, le syndicat c’était l’action au jour le jour, alors que le travail avec le parti, même si’l était régulier, ne représentait pas le même investissement. Il était plus espacé, sauf peut-être durant la guerre d’Algérie, période durant laquelle j’ai participé à presque toutes les manifestations, j’ai distribué des tracts et fait signer des pétitions sur les marchés ou encore collé des affiches sur les murs.