La meilleure défense des strip-teaseuses, c’est l’entraide
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pour Caroline LeighNous traduisons ici un texte de Caroline Leigh, d’abord paru sur le blog Organizing.work. Travailleuse du sexe et militante syndicale des Industrial Workers of the World (IWW), elle décrit son expérience dans l’industrie du strip-tease et l’urgence de s’y organiser collectivement. C’est autant une invitation adressée aux syndicalistes qui perpétuent la stigmatisation et l’isolement de ces travailleuses à entrer en solidarité avec elles, qu’une incitation en direction de ses collègues à faire front ensemble pour lutter contre des conditions de travail déshumanisantes et délétères.
L’industrie américaine des clubs de strip-tease détient environ 7,4 milliards de dollars en banque, et sans doutes davantage en espèces. Alors que les strip-teaseuses sont un recours rapide contre la solitude, leurs patrons font tout ce qu’ils peuvent pour qu’elles-mêmes soient très isolées. Lors de mon premier entretien d’embauche dans un club, nous étions montées les unes contre les autres avant même d’être engagées. J’ai participé au cycle hebdomadaire de recrutement contre dix autres strip-teaseuses novices. La meilleure d’entre nous gagnait le gros lot : 500 dollars et un contrat en large partie illégal. Ce jour-là une danseuse était trop ivre pour pouvoir participer. Elle a été mise à la porte sans plus de cérémonie : elle n’avait plus qu’à rentrer chez elle.
L’histoire du syndicalisme au sein de l’industrie du strip-tease est quasi-inexistante. Le syndicat du Lusty Lady, créé en 1996 à San Franscisco au sein du Service Employees International Union [1] fait figure d’exception. Les travailleuses d’un peep-show [spectacles érotiques ou pornographiques effectués en cabines où les danseuses sont séparées du public par une vitre] se sont alors mobilisées contre les emplois du temps racistes qui limitaient le nombre de danseuses noires pouvant danser en même temps, ainsi que contre l’installation de miroirs sans tain qui permettaient aux clients de les filmer sans leur consentement. Leur grève a payé : elles ont d’abord obtenu un accord d’entreprise, avant de reprendre le strip-club en coopérative en 2003. Elles ont fermé leurs portes en 2013, faute de pouvoir payer leur loyer.
Cette absence de syndicalisation est en partie due au fait que les strip-teaseuses sont presque toujours considérées comme des entrepreneuses ou travailleuses indépendantes, les excluant de l’organisation syndicale traditionnelle [centrée sur les salarié·es]. La stigmatisation du travail du sexe, qui n’est souvent pas considéré comme un “vrai” travail, même s’il rapporte du “vrai” argent, incite les syndicats à ne pas entacher leur réputation en organisant ce secteur. Les travailleuses elles-mêmes sont poussées à dévaloriser leur travail. La conséquence, c’est que l’industrie du strip-tease peut exploiter et capitaliser sur la désirabilité et la sexualité des strip-teaseuses tout en les gardant vulnérables au viol, à la violence, aux blessures irréversibles, à l’augmentation des loyers [pour avoir le droit de danser] et aux licenciements pour des motifs aussi variés que la prise de poids, la grossesse ou le refus d’autoriser les clients à vous filmer, le fait d’être une femme de couleur (surtout quand on est noire), de demander son contrat, le port de mauvaises tenues, ne pas se déshabiller suffisamment, répondre à son patron, être accusée de solliciter des relations sexuelles, ne pas s’être fait de manucure, être en retard malgré des horaires illégaux, ou faire payer trop cher les clients. Ce ne sont là que quelques-uns des motifs de licenciement dont j’ai été témoin ou dont j’ai entendu parler.
Les strip-teaseuses affichent souvent un air invincible – mais nous sommes obligées d’avoir confiance en nous-mêmes, car il n’y a pratiquement rien d’autre sur lequel vous pouvez compter dans les clubs de strip-tease.
Dans l’idéologie moderne de la santé mentale, l’injonction à « poser des limites saines » est omniprésente. Théoriquement, il s’agit de choix individuels permettant de se sentir en sécurité dans ses relations. Cependant, dans un club de strip-tease comme ailleurs, vous pouvez poser toutes les limites que vous voulez, et être violée quand même. Mais le pire, c’est que les patrons de strip-clubs et leur staff entretiennent précisément un environnement propice aux agressions des danseuses.
D’après mon expérience, fixer des limites lorsque l’on se sent seule n’aboutit qu’à multiplier les cauchemars et se sentire plus petite encore. Lors de ma première semaine de travail dans un club, il y avait un repas spécial où les clients étaient censés obtenir une lap dance gratuite en plus de leur repas. Après avoir effectué une danse, un client m’a tendu un ticket admit one [coupon signifiant qu’il avait acheté un repas] au lieu d’argent et m’a souri. Je l’ai regardé avec incrédulité. Je suis immédiatement allée voir le responsable de l’équipe de jour et j’ai demandé une copie de mon contrat. À la fin de mon service, le propriétaire du club me l’a remis, mais m’a également dit de ne plus jamais revenir. Il m’a expliqué que le club était « trop plein » de filles à ce moment-là, un dimanche, alors que seulement trois autres danseuses travaillaient. Lorsqu’il m’avait engagée la semaine précédente, ils étaient « désespérément » à la recherche de nouvelles filles…
Mes camarades de l’IWW [Industrial Workers of the World] m’ont encouragée à riposter. Nous avons organisé des appels téléphoniques de masse et des syndiqués de tout le pays ont harcelé le patron au téléphone. Encouragée par mes camarades, je suis retournée au travail pour l’affronter, car mon contrat stipulait qu’ils devaient me donner un préavis de 30 jours avant de me licencier. Les responsables de jour ont essayé de me faire partir en me disant que je perdais mon temps, tandis que le propriétaire du club menaçait d’appeler la police si je ne quittais pas les lieux. J’ai sorti mes crayons de couleur et j’ai attendu patiemment pendant quatre heures jusqu’à ce qu’il vienne au club pour me parler en personne. Lorsqu’il est enfin entré, j’ai posé des limites très claires et je lui ai dit qu’il avait tort et qu’il avait enfreint neuf clauses différentes de mon contrat de travail. Il m’a saisi par le bras et m’a emmenée dans une arrière-salle du club, sans caméra, m’a crié dessus et a continué à me menacer d’appeler la police et de me poursuivre en justice.
Ce que je ne raconte pas d’habitude, c’est que ce patron est ensuite venu hanter mes cauchemars pendant des mois. Dans le club où j’ai travaillé ensuite, lorsque j’ai vu entrer l’avocat du club qui m’avait licencié, je me suis figée. Je suis rentrée chez moi immédiatement, sans demander mon reste, de peur d’être mise sur la liste noire de tous les clubs de Baltimore et de ne pas pouvoir payer mon loyer.
Ce licenciement illégal dès ma première semaine de travail m’a habituée à me taire quand le club s’en prenait à nos conditions de travail. J’ai pris l’habitude de payer pour pouvoir travailler (littéralement – presque tous les clubs de strip-tease facturent une house fee, une somme standard que nous payons au club au début de notre service, allant de 20 à 120 dollars, en plus d’un “pourboire” prévu pour le personnel et la sécurité). J’ai compris que lorsque les clients devenaient violents, c’est nous qui étions blâmées le plus souvent, et j’ai en effet vu mes collègues et la direction réprimander les filles qui s’étaient fait casser des côtes ou qui avaient été violées dans les salles privées. Lorsque les codes vestimentaires sont devenus plus arbitraires et plus stricts, je me suis adaptée. Et lorsque le club a augmenté sa part à plus de 60 % du prix des danses, comme me l’a dit mon nouveau patron, « vous pouvez toujours partir : il y a tous les jours des filles qui atteignent l’âge de 18 ans. » Ça m’a fait réaliser à quel point cette industrie voulait faire de nous des travailleuses « jetables ».
Mais j’ai aussi beaucoup appris de mes collègues, qui m’ont aidée à fixer des limites claires avec les clients, à apprécier ma propre valeur et à me rendre compte que j’étais puissante. Les strip-teaseuses m’ont appris à réclamer ce que je voulais sans m’en excuser, dans une société où je n’ai jamais été encouragée à m’affirmer. Elles m’ont appris à gérer mon argent, à mettre des faux cils et à savourer du bon champagne. Les cabines d’essayage servaient de refuge où l’on cultivait la solidarité. Lorsque des clients ou la directions testaient nos limites ou les dépassaient, les strip-teaseuses des loges étaient toujours prêtes à nous réconforter ou à nous complimenter.
Après 5 ans de travail dans le secteur, ma collègue X a été agressée sexuellement par notre DJ dans l’arrière-salle sans caméra de notre loge où se trouvait le champagne. X ne s’est pas tue. X en a parlé à toutes ses amies et collègues. X a fait du bruit et a organisé un groupe de 15 d’entre nous pour confronter notre patron, pour qu’il nous explique pourquoi le DJ ne faisait pas l’objet d’une enquête et n’était pas licencié. Au cours de la confrontation, d’autres danseuses sont venues lui dire en face qu’elles aussi avaient subi un viol de sa part. Nous avons toujours raconté comment il s’y prenait pour que certaines d’entre nous ne se sentent pas en sécurité. Mon patron s’est lavé de toute responsabilité, a évité toute référence au droit du travail et a menacé de poursuivre en justice mon amie qui s’était plainte.
En réponse à notre action, le DJ a finalement été licencié… puis réembauché un an plus tard, avant d’être à nouveau licencié. La victoire n’a été ni nette ni définitive, et n’a pas nécessairement guéri tous les survivantes. Cette mobilisation à rendue certaines travailleuses plus fortes, d’autres plus en colère, d’autres encore ont blâmé d’autres survivantes, et d’autres enfin ont été profondément et durablement perturbées par cette expérience. Cependant, l’expérience de la confrontation collective avec notre patron m’a donné de l’espoir, alors que jusque-là j’avais plutôt acquis l’impression qu’il fallait que j’endurcisse mon désespoir face au risque quotidien d’agression sexuelle, de misogynie et d’extorsion par le club. En nous réunissant, nous étions une force avec laquelle il fallait compter, et non plus une force de travail dont on pouvait se servir à sa guise puis se débarrasser.
Adrienne Maree Brown [militante américaine noire, féministe et anti-raciste] parle beaucoup de l’usage de la somatique réparatrice [generative somatics]. La somatique consiste à prendre en compte nos émotions, nos sensations et les réactions de nos corps afin d’orienter nos actions vers un objectif plus large de changement social. C’est un outil précieux dans le traitement du syndrome de stress post-traumatique, où la culpabilité et la honte accablantes, l’engourdissement, les difficultés relationnelles, le fait d’être toujours sur ses gardes, etc., font parti du processus. Le syndicalisme est difficilement dissociable des enjeux de santé mentale et des traumatismes, car nous sommes confronté·es à des personnes qui souffrent de situations profondément toxiques et de relations de domination avec leurs patrons. J’ai été formée au sein de l’IWW sur la manière de faire des entretiens individuels, de relier les enjeux des unes avec ceux des autres. C’est grâce à ces conversations fondamentales que l’on peut déterminer ce que les travailleuses du sexe ont en commun entre elles et avec l’ensemble des travailleur·euses. Comme se le demande Adrienne Maree Brown, « comment pouvons-nous nous battre les unes pour les autres ? ». Que pourrait signifier l’émancipation de notre sexualité, si nous nous battions collectivement plutôt qu’en propriétaires individuelles de nos corps ? Comment lutter de manière offensive au sein de cette industrie du strip-tease, au lieu d’être simplement sur la défensive face à tout ce qu’on nous fait subir ?
La condamnation du travail du sexe, considéré comme une forme d’objectivation et de violence patriarcale, sont réalistes si nous ne sommes pas traitées comme des êtres humains à part entière dans notre travail. Le travail du sexe peut être sacralisé, répugnant, valorisant, traumatisant, altruiste, ou encore beaucoup d’autres choses. Mais ce sont les conditions dans lesquelles nous le pratiquons qui déterminent si nous pouvons nous y émanciper.
Tout le monde le répète : le travail du sexe est un secteur difficile à organiser. Les syndicalistes doivent reconnaître la valeur du travail du sexe pour prendre la mesure des risques qu’il y a à ne pas organiser cette industrie. Je ne devrais même pas avoir à dire que les agressions sexuelles ne devraient pas être un risque professionnel. Pas plus tard que la semaine dernière, le premier client à qui ma collègue a parlé a mis de la drogue dans son verre à 21 heures, et elle a passé la moitié de la nuit à vomir. La direction lui a dit qu’elle n’avait pas le temps de visionner les images de la caméra de surveillance pour identifier le client et lui interdire l’entrée du club. Certains affirment que le consentement n’existe pas dans un échange sexuel rémunéré, que le secteur lui-même est une aberration morale, ou encore que cette économie soutient le patriarcat en nous considérant comme des objets. C’est un débat qui me préoccupe beaucoup moins que de savoir comment empêcher que mes collègues se fassent violer au boulot.
À l’heure où j’écris ces lignes, des strip-teaseuses tiennent un piquet de grève tous les soirs à North Hollywood pour protester contre une nouvelle politique qui oblige les agents de sécurité à demander d’abord à la direction (qui est souvent absente des lieux) avant d’intervenir lorsque des clients agressent des danseuses. Les managers des danseuses les qualifient de « serviettes en papier » – à jeter après usage. Cette attitude est extrêmement dangereuse et montre encore une fois que la protection des danseuses n’a jamais fait partie des préoccupations du patronat du strip-tease. Par l’adoption de la loi AB-5 en 2020, qui intime aux entreprises du capitalisme de plateforme de considérer leurs travailleurs indépendants comme des salariés et de leur accorder des avantages sociaux en conséquence comme une assurance chômage et maladie, la Californie a élargi la possibilité de se syndiquer aux strip-teaseuses. Les danseuses de Star Gardens tentent d’en tirer parti. Mais comme indiqué plus haut, il s’agit plus d’une exception que d’une règle. On pourrait se dire que le modèle de « l’action directe » portée par l’IWW est beaucoup plus accessible aux strip-teaseuses. Je pense également qu’il est important de développer parmis les strip-teaseuses le sentiment viscéral de notre puissance collective en tant que travailleuses organisées, plutôt que de nous en remettre entièrement à un groupe de professionnels pour négocier des accords d’entreprises souvent médiocres.
L’autre soir, les strip-teaseuses de North Hollywood ont placé un toboggan sur leur piquet de grève pour une soirée sur le thème de la natation. Selon moi, ça amorce une sacrée pratique de lutte.
Dans le travail du sexe, on se sent souvent seule – face aux clients, à la direction, et en concurrence avec ses collègues. C’est traumatisant. Isolées, nous seront toujours les plus faibles. Faire communauté est une bonne façon de se sentir plus libres – même si cela ne change pas tout. Je sais que je me sens plus forte lorsque je me sens soutenue par mes collègues, sachant qu’elles prendront des risques à mes côtés, que nous nous soucions de notre sécurité plus que du prochain dollar, et que nous savourerons ensemble un peu plus de liberté.
Caroline Leigh est travailleuse du sexe et thérapeute. Elle vit avec son pitbull à Baltimore.
[1] Union Internationale des Employés des Services, syndicat nord-américain représentant 2,2 millions de travailleur·es exerçant plus de 100 professions différentes aux États-Unis, à Porto Rico et au Canada.