Lancer une lutte syndicale dans la distribution : le travail de Gwladys à Décathlon
Publié le par
En 2023, à l’occasion de la lutte contre la réforme des retraites, et face à la dégradation de leurs conditions de travail, plusieurs salarié·es montent une section syndicale dans leur magasin Décathlon. Dans cette interview réalisée en septembre 2024, Gwladys raconte son travail et la dynamique de mobilisation enclenchée par elle et quelques-un·es de ses collègues.
Peux-tu te présenter ?
Je m’appelle Gwladys, j’ai 32 ans. Je suis une personne genderfluid et ouvertement lesbienne, c’est-à-dire identifiée comme lesbienne par tout le monde au travail. Je suis aussi sino-malgache-réunionnaise. Je suis vendeuse chez Décathlon depuis 8 ans. Je suis dans la vente depuis 10 ans, dans différentes enseignes, mais ma plus longue expérience c’est chez Décathlon. En termes d’études, j’ai une licence pro en commerce et en informatique, en développement d’applications mobiles.
Quel est ton métier, comment est configuré ton travail ?
Je suis vendeuse chez Décathlon, avec un CDI à 35h. Je travaille dans un magasin vieillissant, ouvert dans les années 1990, et jamais renouvelé. Tout est vraiment vieillissant, une partie du magasin est même sous cave… J’ai commencé dans un autre magasin Décathlon, dans un temps partiel parce que je faisais mes études en informatique à ce moment là. Décathlon était à ce moment l’une des seules entreprises connues pour bien gérer les temps partiels. Il y avait là-bas beaucoup plus d’avantages et de primes que chez la concurrence ou dans mes emplois d’avant (chez H&M ou Zara). On pouvait grâce aux primes toucher jusqu’à un 13e ou 14e mois. Il y avait de l’accompagnement pour accéder aux formations. Le bien-être au travail était mis en avant comme très important et avant le COVID, quand j’ai commencé en tout cas, c’était plutôt la réalité. Depuis le COVID, ça a beaucoup changé…
Aujourd’hui, on commence à 7h pour réceptionner la marchandise. Normalement on devrait finir à 14h, ce qu’on a essayé de faire entendre aux responsables mais eux disent qu’on pourrait travailler jusqu’à 18h. La moitié de notre temps on fait de la logistique, pas de la vente pure. On est en permanence sollicité·es par les clients, ce qui est « normal », mais on doit aussi gérer la logistique, les déchargements des camions… Du coup notre travail est épuisant. La fatigue physique est permanente.
Une partie de la pénibilité vient du fait que les horaires changent tous les jours et qu’on a nos plannings que toutes les 3 semaines. En réalité, on ne fait jamais 35h par semaine, car notre temps de travail est annualisé. On peut faire deux jours de suite un 9h-20h et un 13h-20h le lendemain. Le rythme est cassé sans cesse. Quand tu commences, tu te dis que tu peux gérer ton temps. Mais dans la réalité tu te fais bouffer. Surtout qu’en plus on est ouvert le samedi, certains magasins sont ouverts le dimanche… Souvent quand on discute entre nous, on réalise qu’on ne sait pas quel jour on est… Pour avoir un samedi, il faut vraiment le demander alors que normalement c’est un samedi par mois… Dans les faits, c’est au bon vouloir du responsable… et si tu arrives à insister.
Au début quand tu arrives, tout le monde te dit qu’on est bien traité, tout est beau, y’a les valeurs décath’ etc. Au bout de quelques temps, tu vois que ce n’est pas tout rose. La loi dit que tu as droit à 15 min de pause toutes les 5h. Chez Décathlon c’est pas décrit, pas rendu public, ce qui induit tout le monde en erreur. Ton responsable te dit « tu as droit à 5min » tu lui dis « non » il te dit « c’est pas écrit »… Ce type de fonctionnement laisse un gros champ libre aux responsables et aux directeurs. Quand tu débutes, bien sûr, tu ne t’en rends pas compte.
Par ailleurs, il y a aussi des responsables et des directions peu ou mal formées. Dans certains magasins, il y a des pratiques harcelantes, y compris entre directions et responsables. J’ai vu une des anciennes responsables qui pleurait tout le temps et a même dû changer de magasin. Mais de cette pression à Décath, on ne te parle pas…
Qu’est-ce qui se passe depuis quelques mois ? Comment avez-vous construit un collectif ?
Déjà le paysage syndical est particulier. Avant la création de notre section CGT, il y avait une mainmise de 3 syndicats : la CFTC, introduite par la direction de Décathlon exprès, la CFDT avec des personnes plutôt tranquilles et ensuite l’UNSA qui ne regroupe que des ancien·nes de Décath. La CFDT et la CFTC se sont beaucoup renvoyées la balle des problèmes et personne ne se syndique car c’est mal vu, même si la CFTC est clairement le syndicat pro-patron. Chez nous, la CFDT a aussi du mal à jouer collectif, et ne défend que ses intérêts en propre. Pourtant il y a plein de problèmes. Les commissions de sécurité [Commission santé sécurité conditions de travail, ex-CHSCT] n’ont jamais de suivi, ne sont pas suivi d’effets. Les personnes n’évoluent pas du tout au mérite, pas en fonction de l’expérience ou des compétences. Il y a eu par exemple des managers pas qualifié·es du tout, qui parlaient mal aux personnes de son équipe. Du coup le turnover est énorme. Même les responsables changent de magasins au maximum tous les deux ans. Du coup c’est très difficile de construire un projet, de travailler en équipe alors que c’était au cœur de l’intérêt de bosser pour Décathlon.
Dernièrement, avec l’inflation, la guerre en Ukraine, le Covid, les conditions de travail se sont encore dégradées. Il n’y a pas eu d’augmentations de salaires importantes et par contre une demande croissante d’automatiser les gestes, voire même des métiers. On remplace de plus en plus l’humain par des robots. En entrepôt, il y a eu 4 ans de travaux pour nous remplacer par des robots, mais les erreurs sont toutes aussi nombreuses… Et on nous dit qu’il faut vendre mais on a de moins en moins de moyens de le faire.
La pression s’accroit sur la vente. On a des challenges tout le temps, et pour débriefer de nos perf’ on a des entretiens tous les mois. Tous les 6 mois, il y a un bilan de tous ces entretiens et de ce qui s’est passé et tu dois te projeter dans les 6 mois qui viennent. En décembre on fait un bilan de l’année et on lance l’année suivante et après pendant l’été on fait le point sur où on en est dans ces projections. C’est aussi en décembre qu’on demande des revalorisations, sachant qu’un bon vendeur peut obtenir au max 80 euros de plus par mois. On pourrait croire que c’est déjà pas mal, mais ce n’est vraiment pas beaucoup.
En plus il n’y a rien d’écrit sur le plafonnement… donc ça se décide en fonction du budget de chaque magasin. L’ancienneté, il faut la demander, c’est pas automatique. Tu démarres au SMIC bien sûr, et tu passes au coefficient senior au bout de 4 ans si tu as validé certaines compétences auprès de ton/ta responsable. Mais si tu changes de magasin, il faut que tu re-négocies, même si tu as plein de compétences (en vente, en caisse…), on peut te proposer de repartir du SMIC ! Il arrive que des magasins refusent d’embaucher une personne parce que du fait de ses compétences et de son ancienneté elle finit par lui coûter trop cher ! En fait, il n’y a pas de règle écrite…
On en peut plus, les primes c’est bien mais ça t’aide pas à avoir un logement, il faut des vraies augmentations de salaire. C’est un sujet tabou chez Décathlon. On a quelques augmentations depuis la sortie du Covid mais c’est vraiment des pourcentages ridicules, avec des sommes qui ne dépassent jamais 100 euros. Alors avec le niveau du SMIC…
Globalement, la culture c’est vraiment « pas de politique chez nous », et « à fond la forme », et on picole avec les directions. C’est très difficile de parler de politique, de luttes à Décathlon.
Qu’est-ce qui vous a poussé à surmonter ces obstacles et à vous organiser ?
D’abord, il y a eu le mouvement contre la réforme des retraites. Je croisais souvent un collègue en manif. On a fini par aller en manif ensemble. Il fait aussi des photos. On a commencé à chauffer des collègues, plutôt qu’on avait identifié de « gauche ». On était plusieurs et on s’est greffé·es sur un appel national à la grève pour lancer un appel dans le magasin. On était sans étiquette à ce moment-là. On est dans un climat où personne ne parle de politique, personne ne parle des retraites. Notre discours c’était donc « on fait grève parce que y’a un appel à la grève et parce qu’on peut faire grève ». Y’avait jamais eu d’appel à la grève à Décathlon avant, jamais il n’y avait eu de piquet avant, parce que il n’y avait pas d’organisation, pas de culture militante. Notre premier objectif c’était vraiment de montrer qu’on pouvait faire grève, ce que c’était, expliquer aussi aux collègues pendant leurs pauses ce que c’était un piquet, une grève etc. Au début, on était 2, puis 5, puis 6…
Puis il y a un collègue intérimaire qui est décédé au magasin, dans un accident de fenwick… Le magasin reste ouvert, et nous, l’équipe présente au moment du drame, on est renvoyé chez nous après un tour à la cellule de crise. On s’est réuni à ce moment-là. Pendant les mois qui ont suivi, l’ambiance était horrible.
Enfin, il y avait aussi les élections CSE [Comité social et économique] qui arrivaient donc on a présenté nos candidatures, parce qu’il y avait les autres syndicats. Du coup on a monté notre section… et là on a gagné les élections CSE du coup on peut siéger au CSE « régional » qui regroupe plusieurs magasins [1]. On n’a pas eu assez de voix pour les NAO malheureusement.
Là on est arrivé à être reconnu par la direction, par les collègues et du coup on arrive à s’organiser. La direction nous laisse nous organiser pour l’instant et accepte de discuter avec nous pour l’instant. Mais on ne sait pas ce que ça va donner par la suite.
Quelles sont vos principales revendications aujourd’hui ?
D’abord, il y la question des salaires, comme je l’expliquais plus haut. Ensuite, il y a la question des horaires et des plannings parce qu’on est épuisé·es. Enfin, il y a la logistique. On voudrait des équipes dédiées pour les chargements/déchargements de camion et que les équipes de vente fassent la vente et la mise en rayon. Il faut qu’on respecte notre fiche de poste ! Si on est vendeur, on est vendeur. Si on est vendeur et qu’en plus on peut faire de la logistique, ce sont des compétences qu’il faut payer. Il faut que la réalité de nos gestes et de nos métiers soient écrites.
La nouvelle génération pose ses limites et c’est normal : elle a du mal à comprendre qu’on lui demande des trucs qui ne sont pas écrits, et pas rémunérés. Du coup ça crée des conflits avec les responsables et ça alimente le turn-over ce qui empêche de construire le moindre projet pour les magasins. Mais nous on va se battre !
En quoi être une personne queer racisée ça a influencé ton militantisme et ta lutte au travail ?
Alors je pense que ça a beaucoup joué, parce qu’en étant une personne queer-racisée, j’ai eu aussi l’opportunité de faire des rencontres dans le milieu militant, ce qui m’a donné des codes. Ces rencontres m’ont donné des moyens d’agir, des supports, que j’ai essayé de retranscrire au travail. Par exemple, ça m’a permis de me donner des pistes et des outils pour discuter avec des collègues qui ne s’intéressent pas du tout au monde du syndicalisme, au monde de la politique. Mon passé de militante, même si je n’ai jamais été dans un parti politique, ça m’a aidé. Je n’avais jamais adhéré à une organisation avant la CGT là, mais j’ai participé aux manifs, je voyais comment les gens s’organisaient. J’aime bien l’idée qu’on n’est pas forcément issu du même milieu, du même secteur de travail ou du même milieu social mais sur des luttes on peut trouver du commun. Au travail c’est différent dans le sens où on croise énormément de types de personnes différentes ; alors que dans le milieu militant on croise souvent des personnes qui sont déjà en lien avec nos valeurs, avec qui on a déjà du commun. Au travail, le commun il faut le susciter, le fabriquer. En tout cas c’est un peu l’approche que j’ai et je pense que mon expérience passée m’a beaucoup aidée pour ça, et le fait que je sois queer-racisée ça m’aide beaucoup !
Selon toi, quelles sont les prochaines étapes ?
Durcir le dialogue social et instaurer une culture du syndicalisme à Décathlon. Nous, on veut montrer à quoi sert un syndicat, à quoi sert la politique. On veut remettre le syndicalisme au coeur du travail, remettre au goût du jour le rapport de force dans une entreprise, surtout dans une entreprise qui se dit « humaine ». Les patrons et les entreprises ont besoin de l’humain ! Sans nous, les magasins ne tournent pas ! C’est ce que les gens ont tendance à oublier parfois. On espère encore recruter et qu’il y ait plus de sections CGT dans les autres Décathlons de France…
Avez-vous reçu des soutiens ?
Oui, plein ! La CFDT locale est venue aussi sur notre piquet de grève ! On a aussi des visites d’autres syndicats, de SUD/Solidaires, on a eu une couverture médiatique par des personnes visibles sur les réseaux sociaux ou par les médias indépendants locaux ou nationaux, comme Mediapart. Surtout, la CGT nous a aidé beaucoup en venant sur les piquets, nous a beaucoup aidé pour les élections CSE, nous a proposé des formations syndicales. On se sent soutenu·es. Alors vive la CGT !
[1] La liste CGT portée par la toute nouvelle section n’atteint cependant pas encore, pour ces premières élections, le seuil de représentativité.