Serons-nous plus chaux que Bernard Friot ? Pourquoi les Queers ont tout intérêt à revendiquer le salaire à vie

Publié le par Al Caudron

Le mouvement contre la réforme des retraites de 2023 a réuni de nombreuses personnes, favorisé l’émergence d’alliances et de coalitions, et parfois d’un discours plus revendicatif s’ancrant dans des perspectives féministes. Par exemple, le fait que l’augmentation du nombre d’annuités et de la durée de cotisation défavoriserait les femmes dont les carrières sont plus hachées conduisaient certain·es militant·es à revendiquer l’annulation pure et simple de la condition d’annuité.

Dans différentes villes de France, des « Pink Bloc » ont émergé, réunissant trans, pédés, bi·es, gouines, intersexes et autres queers. En Île-de-France, l’une des dernières manifestations a vu apparaître slogans et discussions autour du salaire à vie. Galvanisante, cette revendication n’a pas eu le temps d’être très discutée et détaillée. Sans doute parce qu’elle « impressionne » nombre de queers, qui ne se sentent pas légitimes ou en maîtrise des théories autour du salaire à vie, dont les portes paroles sont massivement blancs, masculins, visiblement hétérosexuels, communistes et jargonnants. Ce billet est l’occasion de réaffirmer combien les queers ont intérêt à se saisir des revendications autour du salaire à vie et participer à leur manière aux luttes pour l’instaurer.

Un rapport queer à l’emploi malheureux

Les queers les plus visibles ou bruyantes localement sont souvent les plus proches des milieux autonomes. Les squats et les pratiques autonomes gardent une grande place dans notre organisation politique et affinitaire. C’est aussi l’endroit d’où vient le plus souvent une rhétorique « anti-travail ». Ces dernières années, j’ai vu différents évènements, fanzines, discours et amix revendiquer fièrement un « fuck le salariat », « nique le travail », etc.

Si une frange plus large de l’homosexualité a gagné en respectabilité dans le système capitaliste, ce n’est toujours pas la norme, la stigmatisation est seulement plus subtile (encore que) et retorse. Entre nous, on constate aisément la différence de traitement entre personnes cis et personnes trans, entre queers blancs et racisé·es, entre gay masculins et folles.

Bien sûr il y a des exceptions, mais le rapport des queers à l’emploi est massivement malheureux. Lorsque nous ne sommes pas discriminé·es à l’embauche, ce qui reste difficile à prouver, notre queerness nous rend vulnérables aux abus de pouvoir au travail. Nous sommes agressé·es sexuellement, nous subissons du harcèlement, du racisme et du validisme. Pendant une permanence de Queers Parlons Travail, une personne trans’ masculine est venu nous voir parce que ses employeurs (une grosse boite) cherchaient à le licencier pour inaptitude pendant son arrêt maladie. Tout avait commencé par ses encadrants qui le renvoyait du travail quand il avait des signes d’eczéma (alors que d’autres collègues avaient aussi des problèmes de peau sans être mis en arrêt maladie). Protestant que ça lui faisait perdre du salaire, les managers lui ont répondu qu’il avait intérêt à ne pas faire de vagues, parce qu’ils étaient assez sympas de lui laisser porter l’uniforme masculin et utiliser les vestiaires des hommes.

Nous travaillons massivement dans des secteurs très féminisés (soin, éducation, associatif, art ; restauration) qui sont notoirement sous payés, parce que nous voulons un travail qui ait du sens mais aussi parce que nous espérons y être moins discriminé ?es qu’ailleurs.

Je dis bien que nous avons un rapport malheureux à l’emploi et non au travail. Parce que les queers travaillent sans cesse, et cela les rend souvent heureux. Lorsque nous organisons des soirées communautaire de soutien, lorsque nous faisons de la radio ou de l’édition auto-gérée, lorsque nous faisons de la santé communautaire, lorsque nous faisons de l’art. Tout ça est du travail, libéré de l’emploi et des patrons.

Échappatoires, impasses et perspectives

Bien sûr la communauté queer a développé des stratégies de résistances, des échappatoires et des alternatives. Elles sont plus ou moins positives et nos choix plus ou moins contraints. Bien plus souvent que les hétéro, nous développons des « familles choisies », des amitiés, des centres d’intérêt et des sociabilités hors des cadres professionnels. Heureusement.

Même si on essaye de collectivement mettre le problème sous le tapis (il n’y qu’à comparer le nombre de brochure sur le sexe et les relations au nombre de brochures queers sur le travail), l’emploi et le travail restent au centre de nos problèmes. Qui peut vivre au RSA (que le gouvernement essaye de conditionner à une durée de travail gratuit) et de petits larcins, et pendant combien de temps ? Qui parvient à séparer sa vie en deux, la semaine dissocié·e au boulot, le week-end à faire la fête très fort pour oublier ?

J’ai constaté trois effets d’un manque de lutte collective sur le front du travail et de l’emploi. D’abord beaucoup de somatisations liées au travail : des dépressions, de l’anxiété, des consommations de drogues et d’alcool « pour tenir » ou « oublier », des drames relationnels qui prennent des proportions d’autant plus grandes que nos conditions de vie sont précaires ou que nos relations sont notre seule source de joie au quotidien. Ensuite, une sorte de préférence pour la précarité. Beaucoup de queers m’ont dit préférer des emplois courts, irréguliers, dont iels se foutent comme ça « iels peuvent le quitter au premier problème ». J’ai même rencontré une personne trans qui préférai bosser pour la fac gratuitement (après de longues années de harcèlement par ses collègues et son encadrant) plutôt que d’essayer d’avoir un contrat, dans l’idée de pouvoir fuir s’il voulait. Il est pauvre et galère à payer son loyer. Une autre impasse selon moi c’est la valorisation du repli dans l’économie informelle (TDS, vente de drogue, petites chourres, arnaques). Les inégalités sociales jouent à plein en son sein : pas d’arrêts maladie, pas de cotisation à la retraite. Sans juger les méthodes de survie de chacun·e, ce sont celleux qui étaient les plus favorisé·es à la base qui s’en sortiront le mieux. Et on a tendance à beaucoup parler du travail du sexe dans les milieux queers, mais je pense comme d’autres que c’est souvent mystifiant et que ça manque de réalisme sur les conditions de travail qu’il faut pour s’en sortir convenablement (car « le travail du sexe ne sera pas émancipateur tant qu’il ne sera pas syndiqué », comme le montre un article à paraître ici).

Voilà pourquoi on a ABSOLUMENT besoin du salaire à vie. D’abord, parce que la domination patronale sera toujours à notre désavantage. Parce que beaucoup d’entre nous (comme pas mal de cis-hétéro d’ailleurs) ont des enjeux psy et de santé – notamment suite aux violences qu’iels ont vécu – qui ne nous permettent pas du tout de tenir le rythme de production capitaliste, même les 35 heures. Parce qu’en tant que féministes, écolos, décoloniaux, anti-racistes et ce que vous voulez, nous avons besoin de décider ce que nous produisons et comment. Manger végan c’est chouette, gérer collectivement la production alimentaire et notamment les conditions d’élevage c’est mieux. Enfin, parce que le salaire à vie est un moyen de nous émanciper de nos familles biologiques. Imagine tout ce que ça aurait changé pour toi dans ton parcours de genre et de sexualité si tu avais reçu un salaire, ne serait-ce qu’à partir de tes 18 ans ?

Mettre le salaire à vie à portée de manucure : quelques minuscules pistes

Je pense que les queers ont une position et des compétences très utiles pour mener une lutte pour le salaire à vie. On est très familiers de l’auto-gestion, on a l’habitude des débats et conflits, on expérimente pleins de moyens d’instaurer plus de justice sociale entre nous (des recrutements prioritaires de personnes précaires dans nos collectifs de travail aux mutuelles autogérées).

L’asso qui porte le plus la revendication du salaire à vie en France c’est Réseau Salariat, longtemps personnifiée par Bernard Friot (le type mélangé au flamand rose ci dessus). On fait souvent des blagues avec quelques gouines qui connaissent cette asso sur à quel point c’est un repère de vieux mecs blancs qui maîtrisent beaucoup de vocabulaire économique et font des conférences gesticulées un poil prophétiques. Ça nous donne pas très envie. Mais il y a un bouquin – Régime général – court, compréhensible et pas cher qui prend pour exemple la sécurité sociale de l’alimentation qui reprend les bases du salaire à vie. C’est une bonne porte d’entrée pour celleux qui veulent lire un truc !

Que faire à part bouquiner sur le sujet ? Comment s’emparer de cette revendication ? Difficile à dire, seulx derrière un ordi. Je pense qu’on pourrait commencer par en discuter entre nous, sans se laisser immobiliser ou impressionner par la figure tutélaire du patriarche communiste Bernard Friot (bien qu’il soit sympa), se familiariser ensemble avec les théories et outils féministes pour penser le salaire à vie. Faire de la propagande irrévérente et joyeuse comme on sait faire, des podcasts, des fanzines, des chansons, des strip-teases à thème. En parler dans nos syndicats ? Et puis garder cet objectif en tête quand on est dans les mobilisations (quelles soient LGBT ou pas) pour imaginer un monde sans patrons plutôt que des améliorations arc-en-ciel marginales sur nos lieux de travail.

Pour le reste, c’est collectivement qu’on devra y réfléchir.

Al, syndicaliste CGT, militanx féministe et membre de Queers Parlons Travail