À la découverte de l’assurance chômage. Bilan provisoire d’une lutte de travailleur·ses de l’art
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Alors que les luttes syndicales sont souvent défensives, les organisations d’artistes-auteur·ices mènent en ce moment même un combat offensif pour intégrer l’assurance-chômage. Avec un revendicatif exemplaire et enthousiasmant, basé sur le principe de continuité du salaire, voilà une mobilisation qui pourrait nourrir les luttes de bien d’autres secteurs, exclus du salariat comme ici ou non : alors même que le climat politique est à l’ubérisation et à l’auto-entrepreunariat, on peut faire des propositions pour étendre le salariat. Récit d’une campagne lancée avec l’ambition de gagner, et qui s’en donne les moyens.
J’ai appris deux choses en militant dans les milieux de la création [1] : 1) il est possible de convaincre des professionnel·les qui ne se considèrent pas comme des travailleur·ses de s’organiser sur des bases syndicales. 2) Il est facile, sur le papier du moins, de faire entrer des travailleur·ses non salarié·es dans des dispositifs relevant du salariat. Petite étude de cas à partir de la proposition de loi « visant à l’instauration d’un revenu de remplacement pour les artistes auteur·ices » portée notamment par le SNAPcgt et le STAA CNT-SO.
De qui parle-t-on ?
Artiste auteur·ice est une catégorie du droit social. C’est le nom d’un régime qui regroupe dans une même caisse les personnes réputées être à l’origine des œuvres. En d’autres termes, on parle des créateur·ices, une famille d’artistes bien distincte des interprètes qu’on a l’habitude de voir apparaître sur scène ou à l’écran.
Concrètement, ce terme recouvre un vaste éventail de métiers tels qu’écrivain·e, compositeur·ice, réalisateur·ice, photographe, graphiste, peintre, illustrateur·ice et traducteur·ice. Pour des raisons que nous n’aborderons pas dans ce texte (mais que j’expose dans la revue Salariat [2]), les artistes auteur·ices se sont longtemps mobilisé·es pour défendre des droits issus de la propriété, en particulier celui de transformer leurs œuvres en un patrimoine plus ou moins rentable. Cette centralité du droit d’auteur comme mode de rémunération a freiné l’institution du travail dans les milieux de la création. Elle a tenu les artistes éloigné·es de la classe des travailleur·ses et les a poussé·es à se replier sur des solutions corporatistes qui se sont avérées perdantes.
Pour nos syndicats, la feuille de route est claire : il s’agit de détourner l’attention des concerné·es du droit d’auteur, c’est-à-dire de la propriété, pour reconstruire des mobilisations autour des droits sociaux, c’est-à-dire du travail.
Un statut bigarré, une piste à suivre
Faute de décisions politiques conséquentes, la condition des créateur·ices n’a pas de colonne vertébrale. Depuis les lois révolutionnaires qui ont instauré le droit d’auteur, elle a évolué de manière empirique au gré de la jurisprudence et des mutations de l’économie culturelle. Les artistes auteur·ices ont donc hérité d’un statut bigarré qu’on peut définir en listant leurs modes de rémunération :
1. Il y a d’abord le droit d’auteur, qui relève de la rente. Dans ce cadre, le revenu d’un écrivain ne vient pas de son travail mais de l’exploitation du patrimoine immatériel que constitue son œuvre.
2. Il y a ensuite les honoraires, fruits d’un travail indépendant payé à la pièce ou à la tâche. Une peintre établit une facture à chaque fois qu’elle vend une toile ou une prestation liée à son activité artistique (conférence, intervention en milieu scolaire, workshop, etc.)
3. Conçues comme des coups de pouce, les aides à la création perpétuent des formes de mécénat. Un·e photographe qui remporte un appel à projets n’est pas rémunéré·e mais « soutenu·e » par la puissance publique ou par une fondation.
À ces éléments disparates s’ajoute une composante salariale. En effet, la Sécu des artistes auteur·ices leur donne les mêmes droits que les salarié·es pour la santé, la vieillesse et les prestations familiales. Acté dès la fin des années 1970, ce raccordement au système de protection sociale le plus robuste s’agissant des travailleur·ses du privé n’est toutefois qu’un demi-succès. Aujourd’hui encore, les créateur·ices sont tenu·es à l’écart de plusieurs conquis salariaux dont les congés payés, la reconnaissance des accidents du travail et maladies professionnelles, et l’assurance chômage.
Construire des droits pour mobiliser
On ne rejoint pas un syndicat dont la seule ambition est de limiter la casse. Je ne crois pas qu’on puisse susciter l’adhésion des travailleur·ses en combattant l’austérité culturelle, par exemple. Si notre plan consiste à ralentir un bulldozer, nos organisations se dépeupleront et nous nous crisperons sur des enjeux de survie structurelle.
En tant que militant·es évoluant dans des milieux où le syndicalisme est presque inexistant, nous sommes tenu·es d’identifier des perspectives politiques porteuses et de populariser des droits qui peuvent transformer la vie des concerné·es. Dans cette optique, nous invitons les artistes auteur·ices à revendiquer l’accès à un dispositif que connaissent déjà nos camarades interprètes, en l’occurrence la continuité du salaire. Ce droit est à ce point central dans leur identité sociale qu’on les appelle les « intermittent·es », un terme qui ne désigne ni un statut ni un métier, mais un régime d’assurance chômage.
C’est en référence au phare de l’intermittence que nous avons élaboré, au fil des controverses, des réunions et de mobilisations comme Art en grève et le mouvement contre la réforme des retraites de 2023, une revendication étayée et opérationnelle : non plus défendre l’existant, mais construire du droit pour allumer un nouveau phare.
La proposition de loi
Partant du constat que les artistes auteur·ices ont les mêmes droits que les salarié·es du privé pour la maladie et la retraite, nous proposons de les intégrer à la branche chômage.
Afin de leur donner des droits salariaux, la Sécu assimile leurs ressources à des heures de travail. On considère par exemple que 6 990 euros de revenus artistiques représentent 600 heures payées au Smic (6 990 divisé par le montant du Smic égale 600) [3]. C’est ce qu’on appelle l’équivalence financière, une vieille astuce encore méconnue.
Ceci étant posé, il ne nous reste plus qu’à dérouler notre plan :
1. La proposition de loi reprend cette méthode d’assimilation pour l’appliquer à l’Unédic : nous entendons faire entrer la totalité des artistes auteur·ices, soit environ 300 000 personnes, dans la caisse commune de l’assurance chômage.
2. À partir de ressources déclarées représentant 300 heures Smic sur les douze derniers mois [4], les créateur·ices accéderaient à l’indemnisation selon le principe suivant : remplacement du revenu de référence avec un minimum plancher fixé à 85 % du Smic, soit environ 1 200 euros net mensuels.
2bis. La situation des concerné·es serait meilleure si le seuil d’accès était un montant glissant sur les 36 derniers mois. L’administration pourrait ainsi remonter jusqu’à trois ans pour trouver des revenus équivalant à 900 heures Smic. Cette disposition permettrait d’éviter les décrochages en cas d’année creuse et serait plus adaptée aux modes de rémunération de professionnel·les pouvant toucher des sommes importantes d’un coup puis plus rien pendant des mois.
3. L’ouverture de ce droit serait justifiée par un nouvel apport, en l’occurrence la hausse de la contribution des diffuseurs (boîtes de production audiovisuelle, centres d’art, maisons d’édition, etc.), assujettis à un taux de cotisation ridicule alors que la Sécu les assimile à des employeurs. À l’heure actuelle, ces structures contribuent à hauteur de 1,1 % du brut contre environ 45 pour les salarié·es. Nous préconisons une augmentation correspondant à la part patronale des cotisations chômage, soit 4,05 % du brut.
Les effets attendus
L’application d’une telle mesure entraînerait une amélioration immédiate de la condition matérielle de dizaines de milliers de travailleur·ses. On estime que près de 80 000 personnes auraient accès à l’indemnisation grâce à ce dispositif.
Le renforcement du régime des artistes auteur·ices déboucherait sans doute sur l’ouverture des champs de la création à des profils sociologiques plus divers, c’est-à-dire à des gens qui ne peuvent pas se permettre de s’investir à perte pendant des années en attendant que leur activité soit viable ou que leur patrimoine produise la rente escomptée.
Nous pourrions compter sur un outil collectif de garantie du revenu et du statut de travailleur·se pour ne plus être obnubilé·es par notre chiffre d’affaires et par l’objectif de doper notre signature pour valoriser nos créations. Ce modèle économique archaïque, fondé sur une concurrence féroce et faussée, a fait son temps. Profitons de cette proposition de loi pour affirmer que le salaire doit être un préalable à l’activité, donc un droit de la personne, et non le résultat d’un travail subordonné et subi.
Le potentiel mobilisateur de cet horizon politique repose sur un basculement des représentations : être un·e travailleur·se, ce n’est pas avoir vendu des livres, une peinture ou des conférences. C’est être doté·e des moyens et des droits permettant d’assumer une activité choisie, libérée du chantage à la survie et de la domination des possédant·es.
Et ensuite ?
La proposition de loi « visant à l’instauration d’un revenu de remplacement pour les artistes auteur·ices » est portée par une plateforme d’action composée de syndicats (le SNAPcgt, le STAA), d’associations (la SRF), de collectifs (La Buse) et de la commission culture du Parti communiste. Elle a reçu le soutien d’une trentaine d’organisations issues de tous les secteurs de la création (arts plastiques, audiovisuel, cinéma, design, livre, musique, etc.) et de milliers personnes dans une tribune publiée par Le Monde. Déposée par le député Pierre Dharréville, elle a recueilli la signature de parlementaires issus de huit groupes sur les dix que compte l’Assemblée [5]. Un tel succès n’était même pas imaginable à la fin de l’année dernière. Nous avons maintenant bon espoir que le texte soit étudié en commission des affaires sociales, voire transformé en projet de loi et soumis au vote du Parlement.
Dans l’attente d’une sanction législative, nous entretenons la mobilisation en faisant la tournée des lieux de travail (rencontres, tables rondes, tractages, etc.), en produisant des écrits, des podcasts, des vidéos, et en organisant des actions plus ou moins festives. Car enfin répétons-le, les bonnes politiques publiques ne tombent pas des hauteurs de l’État ; elles sont le fruit de l’auto-organisation des concerné·es.
Nous avons élaboré un nouveau droit, il nous faut maintenant trouver les moyens de sa mise en œuvre. Ces derniers mois, l’extension de sa base de soutien s’est faite en direction du centre. L’enjeu est maintenant de permettre qu’il soit approprié le plus largement possible en veillant à ce que le fond du texte et l’intention initiale ne soient pas dégradés.
Pour en savoir plus sur la proposition de loi et les initiatives qui l’entourent, consultez le site https://continuite-revenus.fr/
[1] Crédit image : Yannick Lecœur.
[2] « Lutte de classe, féminismes et création. Le statut des artistes dans le grand bain des luttes salariales », Salariat, no 2, 2023-2024, en ligne.
[3] Chiffre calculé d’après le montant du Smic horaire brut au 15 avril 2024.
[4] Soit 3 495 euros brut au 15 avril 2024.
[5] Gauche démocrate et républicaine, La France insoumise, Écologiste, Socialistes, LIOT, Démocrate, Horizons et Les Républicains.