Revoir nos priorités. Les luttes au travail dans leur dimension politique
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À partir du XXe siècle, les droits des travailleur·ses ont été conçus en deux dimensions. Nous allons voir que celles-ci ne sont pas étanches et qu’on peut les considérer comme des catégories dynamiques qui s’interpénètrent. Ainsi, nos droits ne sont pas cantonnés dans un espace en particulier, mais mobiles et plastiques. Ils peuvent même excéder la sphère sociale.
Penser nos droits en 3D
La première des deux dimensions est contractuelle et composée de droits individuels associés à un contrat de travail. Ce niveau est particulièrement précaire car assis sur un accord entre un employeur et un·e employé·e. Il vise à réguler un rapport asymétrique entre une entité détentrice de ressources et une personne en quête de revenus. En dépit d’outils légaux comme le code du travail, les droits contractuels sont faciles à remettre en question, ne serait-ce que parce que l’employeur est maître des postes à pourvoir et donc en position d’en contrôler l’accès.
C’est la raison pour laquelle les travailleur·ses sont attaché·es à la deuxième dimension, sociale et pourvoyeuse de droits collectifs. Dans cet espace se déploient les droits sociaux proprement dits (assurance maladie, indemnisation du chômage, retraite, etc.), fruits d’une longue histoire de luttes et d’élaborations institutionnelles. On y trouve également le droit du travail, précédemment évoqué, et les conventions collectives, des contrats négociés au niveau des branches par les syndicats de salarié·es et les lobbies patronaux. Cette catégorie est relativement robuste, comme en attestent les trésors de persévérance que déploient les gouvernements successifs pour réformer le système de retraite. D’une certaine manière, la deuxième dimension englobe aussi les dispositifs statutaires de la fonction publique et d’entreprises comme EDF et la SNCF, bien que ces derniers préfigurent une sphère jusque-là négligée.
Le prochain espace à investir sera politique et composé de droits plus solides que nos garanties collectives actuelles. Il relèvera du contrat social, un socle extrêmement difficile à fracturer car enchâssé dans la citoyenneté.
Nos syndicats défendent des droits contractuels et revendiquent des droits sociaux conçus comme leur juste complément. En revanche, ils n’interrogent jamais le primat du contrat, c’est-à-dire sa fonction de filtre à l’entrée du statut. Par conséquent, même les organisations de transformation sociale (CGT et Solidaires en tête) accréditent une lecture orthodoxe de l’économie dans laquelle le salaire découle d’un « vrai travail » formalisé par un contrat. Dans un tel paradigme, la dimension collective n’intervient qu’en seconde instance, comme bouclier pour protéger les travailleur·ses en cas de perte d’emploi (l’assurance chômage) ou comme viatique pour les exfiltrer de la sphère productive (la retraite).
Suivant la même logique, le statut de fonctionnaire n’est pas un dépassement de l’emploi mais la contrepartie de sujétions spéciales. Pour le dire autrement, c’est un particularisme qui ne saurait servir de modèle généralisable.
Résumons la situation : seuls les droits contractuels déclenchent des droits sociaux, et les droits politiques sont l’affaire de programmes électoraux dont nos syndicats se détournent en grimaçant.
Retourner la pyramide des priorités
Essayons maintenant de penser la hiérarchie des normes syndicales à front renversé. Il ne s’agit pas de négliger l’importance du contrat de travail et de ses composantes (primes, horaires, prévention des risques, etc.), mais de revaloriser des interventions plus directement politiques afin de construire des droits universels ancrés dans une forme de citoyenneté augmentée. Ce n’est qu’en développant cette dimension que nous ébranlerons la doxa qui fait du contrat la condition sine qua non du statut de travailleur·se.
Avant d’aller plus loin, il est utile de préciser que le réel se joue déjà de la classification que je viens d’ébaucher. La pyramide des droits n’est pas rigide et ses étages (contractuel, social, politique) sont en réalité des espaces modulables aux portes entrouvertes. Certains dispositifs voyagent entre les dimensions.
Le code du travail, par exemple, en traverse au moins deux (contractuelle, sociale). C’est un outil législatif qui encadre les usages du contrat et qui fait toute la force de l’emploi par rapport à l’indépendance, que le droit commercial protège à peine puisqu’il repose sur la fiction de l’égalité des parties [1].
Autre cas de figure, les pensions servies par l’Agirc-Arrco relèvent du droit social mais sont enracinées dans la dimension contractuelle car étroitement conditionnées au comportement de chaque individu dans l’emploi. En effet, les systèmes de retraite par points miment l’épargne et répercutent les données du contrat dans le montant de la pension.
À l’inverse, la retraite du régime général tend à s’abstraire du niveau de contribution personnelle. Elle est la continuation d’un salaire de carrière et non le résultat d’une addition de cotisations transformées en points. Cette composante de la deuxième dimension (sociale) anticipe la troisième (politique) en attachant le salaire à la personne.
Dans le même registre, les fonctionnaires ne signent pas de contrat et conservent leur qualification en cas de changement de poste. Leur rémunération est un droit, et non le résultat d’une activité productive mesurée à l’échelle de l’individu. De ce point de vue, le statut général des fonctionnaires est une disposition politique.
Nos luttes pourraient prendre appui sur la retraite de base et la fonction publique, deux outils toujours là, entamés mais fonctionnels malgré trente-cinq ans d’attaques incessantes. Malheureusement, nous restons obnubilé·es par la dimension contractuelle qui nous paraît plus légitime sur le plan économique et plus digne sur le plan moral. Nous continuons de penser qu’elle exprime le mérite de chaque travailleur·se et son degré d’abnégation. C’est peu dire que nous sommes imprégné·es de paternalisme et acquis·es à la « valeur travail ».
Nos syndicats ne dérogent pas à la règle. Au contraire, ils alimentent un paradigme pourtant destructeur de nos droits et libertés. Même dans nos rangs, on entend parfois qu’il vaut mieux « vivre de son travail plutôt que de son chômage ». Par peur du stigmate, probablement. Mais qui l’inflige ?
Évidemment, nous sommes progressistes. Nous ne jetons pas la pierre aux camarades qui ne trouvent pas de contrat. Nous les présentons comme des victimes du marché du travail et nous nous indignons, répétant avec vigueur que l’emploi doit être encadré (le code du travail) et que les personnes qui n’en ont pas (les « privé·es d’emploi ») doivent bénéficier de garanties collectives (un « revenu de remplacement »). Ce faisant, nous affirmons que le salaire et la dignité sont les attributs distinctifs de l’emploi (ou de la déclaration d’un bénéfice, s’agissant des indépendant·es).
Deux « besognes » qui n’en font qu’une
Notre priorisation des tâches syndicales a sans doute à voir avec la division qu’opère la Charte d’Amiens entre « œuvre revendicatrice quotidienne » et préparation de l’« émancipation intégrale ». Il y aurait d’un côté la prise d’avantages et de l’autre de nébuleuses perspectives révolutionnaires. En réalité, le texte tend à articuler les deux « besognes », mais la première est plus facile à prendre en charge car elle s’inscrit dans le cours des choses. Aider un·e travailleur·se en difficulté est une tâche qui ne saurait être différée. Négocier une augmentation pour les salarié·es d’une boîte est une action tangible dont on peut se prévaloir en vue d’élections professionnelles. Mais c’est oublier un peu vite que l’originalité du syndicalisme de lutte réside dans la seconde besogne, plus politique et pourtant délaissée. Elle possède un potentiel mobilisateur indéniable car elle porte un projet positif : non pas contenir le désastre, mais construire les conditions de notre liberté. Non seulement résister à des réformes, mais aussi se mettre en situation de faire advenir le monde qui nous convient. Il est irresponsable de ne pas assumer cette tâche.
Nous pouvons développer une culture syndicale qui fasse primer nos droits politiques sur les droits contractuels, ce qui n’implique pas de négliger l’importance du contrat ou de la socialisation de l’individu dans un collectif de travail (ou dans un réseau professionnel, s’agissant des indépendant·es). Notre rôle est de renforcer l’autonomie des travailleur·ses, ce qui ne saurait se faire sans que le salaire soit inclus dans le contrat social. En d’autres termes, le salaire doit être un droit politique, et non la prérogative d’un employeur. Derrière le renforcement du statut de travailleur·se se profile l’introduction de la délibération collective en matière d’économie et la construction du contrôle populaire sur la production.
Refondons les luttes au travail pour prendre au sérieux la mission transformatrice que se sont assignées nos organisations. Nous avons concédé trop de points à la bourgeoisie en reprenant sa grille de lecture et en nous déclarant d’accord sur le fond (l’emploi est fondamental) mais pas sur la forme (l’emploi doit être garanti). Tant que nous ne changerons pas de posture, nous nous assiérons à la table des négociations en donnant raison à la partie adverse avant même le début des échanges. Cessons de partager les postulats patronaux et revoyons nos priorités en conséquence.
Prémices d’un déplacement de l’action syndicale
Cette refondation pourrait être facilitée par des réflexions qui circulent déjà dans nos syndicats. De fait, certains revendicatifs préfigurent un rattachement des droits du travail à l’échelon politique.
La CGT, par exemple, développe un modèle de Sécurité sociale professionnelle (SSP) qui assurerait le maintien complet de la qualification et du salaire entre les contrats, y compris pour les indépendant·es. La SSP est au cœur d’un projet ambitieux, le nouveau statut du travail salarié (NSTS), dont Maryse Dumas [2] disait en 2007 qu’il n’est pas un « statut pour les sans statuts » mais un système de droits unifié pour l’ensemble des travailleur·ses.
Avec le NSTS, la CGT revendique le transfert des « droits sociaux individuels et collectifs de l’emploi à la personne [3] ». En sortant de l’école, tout individu se verrait doté d’un présalaire [4] qui serait porté au moins au niveau du smic revendiqué lors de son entrée dans l’emploi. Sa qualification et sa rémunération ne pourraient que progresser avec le temps, même en l’absence de contrat. La confédération prévoit ainsi un doublement du salaire entre le début et la fin de carrière, voire son évolution jusqu’à la mort de l’individu.
S’il est ici question de construire un « socle commun de droits interprofessionnels » pour « dépasser le lien de subordination [5] », le NSTS ne conçoit pas la fin de l’emploi. Les camarades qui le défendent n’assument pas son audace et se retranchent derrière des perspectives de « démocratie sociale » et de « droit au travail », une expression chargée d’ambiguïtés. En l’espèce, le commentaire de la CGT sur son propre revendicatif est en deçà de son potentiel.
De son côté, Solidaires plaide depuis 2008 pour un « nouveau statut du salariat » fondé sur « une continuité du socle contractuel avec maintien du salaire entre deux emplois [6] ». Sur son site internet, l’union syndicale envisage la « déconnexion des droits du salarié de l’emploi occupé » et un « contrôle renforcé par les représentant·es des salarié·es dans les entreprises ». Entre les lignes, on pourrait presque entendre se lever le vent épique d’un renversement du mode de production. Et pourtant, non. Solidaires se refuse à tirer le fil politique de son projet et reste campée derrière le Rubicon de l’« emploi choisi », un autre terme équivoque.
Dans la revue Les Utopiques, Romain Casta évoque le mouvement d’occupation des théâtres au printemps 2021 et « l’absence totale, lors de cette lutte, de soutien syndical à la hauteur des enjeux que représentent l’assurance chômage et la continuité du salaire [7] ». Je déplore avec lui notre manque d’initiative à un moment où toutes les conditions étaient réunies pour lancer un débat sur la sécurisation du salaire dans son aspect transformateur.
Au sortir du premier quart de siècle, les organisations de travailleur·ses sont encore réticentes à porter ce type de propositions qui demeurent confinées dans des discussions internes, quand elles ne sont pas tout bonnement torpillées par des cadres embarrassé·es. Dans un document de 2020, la fédération du spectacle notait que « de fait, la CGT semble gênée de son orientation centrale de NSTS et SSP, de sa concrétisation dans son programme revendicatif, alors que le projet demande au contraire à être approfondi [8] ».
Il est clair que de telles ambitions sont de nature à bousculer la routine syndicale. Lorsqu’on déplie la logique du mouvement de politisation du salaire, il est impossible de faire l’impasse sur les défis qu’il pose : le dépassement de la forme emploi (et donc la suppression de la fonction d’employeur) et l’éviction du capital comme mode de financement de la production. C’est dans ces sujets sans équivoque que résident à la fois la puissance et la difficulté de la seconde besogne de la Charte d’Amiens.
[1] Ce qui signifie que pour les travailleur·ses indépendant·es, tout ou presque se joue au niveau interpersonnel.
[2] Membre du bureau confédéral de la CGT de 1995 à 2009.
[4] 80 % du smic revendiqué, soit 1 600 euros mensuels au 20/02/2025.
[5] Repères revendicatifs, op. cit.
[6] https://solidaires.org/se-syndiquer/nos-positions/, consulté le 20/02/2025.
[7] Romain Casta, « Le nouveau statut du salariat de Solidaires, un projet révolutionnaire », Les Utopiques, n° 19, en ligne.
[8] Extrait d’un document préparatoire à un stage de formation de la FNSAC-CGT.