De quoi les retards de versement des cotisations sont-ils le symptôme ?

Publié le par Baptiste

C’est presque un rituel : à la CGT, chaque année vient avec sa traditionnelle période de chasse aux « zéro réglés », c’est-à-dire aux cotisations de l’année passée qui n’ont pas été reversées par les syndicats qui les collectent. Une situation qui pose des problèmes financiers, puisque la CGT, dans la diversité de ses structures (fédérations, Unions départementales, Unions locales, Confédération, etc.) se trouve privée d’une partie de ses ressources tant que les versements n’ont pas été effectués : ce sont plusieurs millions d’euros qui arrivent avec des mois de retard – alors que l’urgence, vu l’augmentation du niveau de répression de la part de l’État, du patronat et des municipalités, devrait être de tout faire pour garantir notre autonomie financière. Elle impose aussi une longue et fastidieuse chasse aux impayés aux camarades en charge de l’organisation ou de la vie financière, qui fait passer beaucoup de temps au téléphone et les plonge au cœur de l’éclatement – voire du marasme – qui caractérise certaines parties de la CGT.

Cette situation est récurrente, et c’est tout aussi régulièrement que la direction confédérale se voit obligée à tirer la sonnette d’alarme sur le sujet. Mais force est de constater que les interpellations répétées, les appels à mettre en place des plans de travail, etc. n’y changent pas grand-chose. Alors d’où vient le problème ? Simple blocage administratif, ou révélateur de problèmes plus profonds de structuration et de fonctionnement syndical ?

Un problème de rétentions

Il arrive aussi que des syndicats aux faibles ressources (ou pas) retardent au maximum le moment où ils doivent reverser leurs cotisations, de manière à conserver un « fond de caisse » – voire qu’ils utilisent ces sommes comme moyen de pression lors d’un conflit avec les structures fédérales ou interpro. La « Charte de la vie syndicale » adoptée au 47e Congrès confédéral de 2003 rappelle ainsi que « les quotes-parts revenant statutairement aux différentes structures ne sauraient souffrir de rétention à quelque niveau que ce soit ». La précision n’est pas de pure forme : avant la mise en place du « nouveau système de répartition des cotisations » à l’issue du 48e Congrès, les rétentions étaient monnaie courante, en particulier au niveau des fédérations [1].

La mise en place de CoGéTise en 2006, un organe unique de collecte des cotisations qui les répartit ensuite entre les différentes structures bénéficiaires (un tiers pour le syndicat, 30 % pour la fédération, un quart pour les UL/UD, etc.) a sensiblement amélioré la situation qui prévalait jusqu’alors (le syndicat devait lui-même reverser aux différents échelons). Mais cette mesure, qui a rencontré tant de résistances, a pu réduire la portée de ces non-versements (qui subsistent toutefois de manière non négligeable), elle n’en a pas touché la cause profonde.

Un problème de taille

Une explication plus large tient à la manière dont est structurée la CGT. Elle compte en effet un très grand nombre de syndicats et sections syndicales : on en recense plus de 14 000. Parmi ces bases, 40 % comptent moins de 10 adhérent·es, et 80 % moins de 50. La simple survie de ces petites structures leur demande beaucoup d’énergie, et les militant·es y sont souvent accaparé·es par des mandats d’élu·es CSE. Il n’y a bien souvent pas de militant·e actif ou active à la trésorerie ou de responsable à la politique financière. Les séances de relance pour le versement des cotisations permettent de constater que trop de syndicats sont absolument injoignables tant par mail que par téléphone… et si un militant accroché n’arrive pas à établir de contact, on peut douter qu’un·e salarié·es sympathisant·e ou désirant se syndiquer y parvienne davantage. Autant dire qu’on a là des structures affaiblies, bien loin d’offrir une vie syndicale riche et impliquant largement les adhérent·es.

Ce facteur de taille est une explication importante : alors que les structures de moins de 50 salarié·es totalisent un peu moins de 25 % des adhérent·es, elles sont responsables de plus de 40 % des cotisations (FNI) non reversées. Ces retards de versement ne sont qu’un des signaux de l’inadaptation du modèle syndical actuel de la CGT au capitalisme contemporain (on pourrait en citer d’autres : la perte d’adhérent·es, l’augmentation du taux de syndiqué·es isolé·es…).

Le problème est particulièrement marqué pour certaines fédérations : le Commerce, l’Intérim, la Construction ou encore les Ports et dock (une fédération qui syndique les syndicats de la propreté – le nettoyage, qui sont la source principale de cotisations non remontées) n’ont pas remonté un cinquième à un quart de leurs cotisations. On a là une preuve supplémentaire des difficultés de notre modèle syndical actuel à prendre en charge les formes d’emploi les plus précaires, malgré l’importance stratégique de ce salariat dans le capitalisme actuel : ces secteurs présentent un taux de syndicalisation particulièrement faible, mais il semble que même quand il y a un syndicat, celui-ci n’est pas pleinement fonctionnel. À l’inverse, des fédérations bien structurées, et dont le champ de syndicalisation est un salariat stable (fonctionnaire ou sous statut), comme les Cheminots, les Finances publiques ou la Chimie ne présentent que très peu de défauts de remontée.

Le nombre de sections d’isolé·es (adhérent·es non rattaché·es à un syndicat) ou de sections multiprofessionnelles montre que les Unions locales non plus ne parviennent pas à écluser les tâches administratives qui leur reviennent. La vie syndicale des adhérent·es sans syndicat devrait donc être prise en charge par des structures qui n’ont même plus toujours les moyens d’assurer leur fonctionnement administratif de base…

Seul un état des lieux sans concession et une remise à plat du mode de structuration pourront remédier à cet état de fait. Il faudra sans aucun doute en passer par des regroupements et fusions de certaines bases existantes [2], de manière à mutualiser les tâches administratives incompressibles qui sont aujourd’hui démultipliées par l’éclatement des structures (reverser 200 cotisations d’un coup demande moins de temps que de reverser 10 cotisations dans 20 syndicats différents). Il faudra imaginer une structuration à même de garantir à chaque syndiqué·e une implication dans le collectif militant, quelle qu’en soit la base concrète (syndicat départemental d’industrie, multipro, de site…). C’est là une condition matérielle du renforcement de la « culture d’orga ».

La confédéralisation en question

Reste qu’environ 60 % des cotisations non versées viennent de près de 300 syndicats qui comptent 50 adhérent·es ou plus, et près d’un quart viennent même d’une centaine de syndicats qui comptent plus de 100 adhérent·es. Aux aspects déjà listés, il faut donc ajouter la question du sens de l’organisation syndicale : que veut dire l’affiliation à la Confédération générale du travail ? Le fait que beaucoup de syndicats considèrent comme tout à fait secondaire de reverser l’argent nécessaire à la vie de toutes les autres structures de la CGT témoigne d’une forme de perte de repères sur le sujet.

Il en va d’abord d’une forme de repli. Le syndicat, noyau de base de la CGT, reste trop souvent renfermé sur lui-même : on se préoccupe d’abord de ce qui se passe sur le lieu de travail (voire dans les instances), ensuite de la profession ou de la branche, et pour finir seulement de l’interpro. On a là un marqueur parmi d’autres de l’archipellisation de la CGT, où chaque structure peut se permettre un fonctionnement complètement étanche au reste de la confédération, sans cohérence globale, et le tout au nom du « fédéralisme ».

À l’inverse, les évolutions récentes des relations professionnelles, qui incitent au repli sur l’entreprise alors même que la marge de manœuvre n’y a jamais été aussi réduite, devraient nous inciter à briser ces murs imposés par le capitalisme pour reconstruire un syndicalisme fort et capable de gagner. Un syndicalisme « de classe et de masse », c’est nécessairement un syndicalisme où chaque élément se sent partie prenante de l’ensemble plus vaste et s’y implique : c’est ainsi qu’on construit une force collective capable de gagner. « Se sentir partie prenante » n’est pas qu’affaire d’identité : c’est surtout trouver et apporter des ressources au quotidien, de l’appui dans les luttes, des conseils, du matériel syndical…

Refaire confédération

De CCN en CCN, on appelle à relancer les retardataires, on alerte, on supplie presque. Mais même le récent mouvement sur les retraites, qui a pourtant remis en avant la nécessité d’une structure nationale à même de coordonner les luttes contre le gouvernement, n’a pas provoqué de sursaut : au mois de juin, moins de 20 % des syndicats avaient commencé leurs versements pour l’année en cours…

Ce qui se passe, c’est que trop de syndicats (et de militant·es) ne voient pas bien l’utilité des autres échelons d’organisation (UD, fédés, confédération…). Le reversement des cotisations est vu comme une contrainte statutaire dont on se passerait volontiers pour conserver davantage de moyens. L’imaginaire de la ponction, destinée à alimenter un mille-feuille de structures dont l’utilité est souvent mal perçue, voire une bureaucratie parasite, domine. Sur ce point, il faut certes faire un effort de formation sur l’utilité de nos structures et l’utilisation de l’argent de nos cotisations, mais aussi adopter un regard lucide sur certains empilages de structures parfois difficiles à justifier politiquement – que l’on pense par exemple aux 31 fédérations, dont la survivance nécessite d’alimenter chacune de leurs bureaucraties propres…

Un fonctionnement où la cotisation servirait à financer une caisse de résistance permanente qui indemnise fortement les grévistes et des services juridiques efficaces et disponibles rendrait plus évidente la nécessité de mutualiser une part de la cotisation, par exemple. C’est le fonctionnement adopté par le syndicat basque ELA, et les adhérent·es toujours plus nombreux·es ne rechignent pas à payer la cotisation pourtant élevée (25 € par mois)… puisque les résultats sont là : s’y syndiquer, c’est bénéficier d’un appui juridique et surtout mener des luttes victorieuses sur son lieu de travail (une tous les 4 jours en moyenne en 2022), avec à la clé des augmentations conséquentes – et le tout avec une grande autonomie politique puisque 94 % des ressources de ce syndicat proviennent de ses cotisations. Ce modèle syndical n’est qu’une possibilité parmi d’autres, mais sa réussite doit nous inciter à l’examiner attentivement.

Reprenons pour finir les pistes proposées pour résoudre ce problème des « 0 réglés »… et ce qu’il recouvre de plus vaste :

  • Redonner des capacités d’organisation : réponse aux demandes de contact ; disponibilité face aux sollicitations des adhérent·es et non adhérent·es ; implication massive des adhérent·es dans le fonctionnement des syndicats ; interactions nombreuses avec les autres niveaux d’organisation (FD, UL, UD, associations confédérales…) ; réunions fréquentes ; implication des militant·es sur toutes les tâches de la vie syndicale, etc.
  • Remise à plat de la structuration pour éviter la prolifération de syndicats atones : sortie de la norme du syndicat d’entreprise.
  • Bilan lucide de la démultiplication des structures et de la déperdition de moyens qu’elle entraîne ; fusion de certaines d’entre elles (en particulier des fédérations) pour y remédier et clarification du rôle politique de chacune.
  • Poser la question politique de la confédération : pourquoi une organisation confédérale, et comment peut-elle permettre de gagner ?
  • Dédier des moyens importants au fonctionnement de services juridiques efficaces, et disponibles au plus près des adhérent·es ; ainsi qu’à une caisse de résistance confédérale permettant de tenir des grèves longues et victorieuses… et ainsi d’engranger de nouvelles adhésions et donc de nouvelles cotisations.

Le problème est donc fondamentalement politique, et pour le résoudre il ne faudra rien moins que reconstruire une véritable « culture d’organisation », dans les deux sens du terme : d’abord la capacité à faire vivre nos syndicats au quotidien ; et ensuite la conviction d’appartenir à une même organisation avec un objectif commun.


[1Cf. Philippe Darantière, « CGT : le nouveau système de répartition des cotisations », Institut supérieur du travail, 2006, en ligne.

[2À noter qu’une résolution du 48e Congrès confédéral proposant de réserver l’appellation de « syndicat » aux structures de plus de 20 membres et de qualifier les autres de « sections » avait été repoussée, ce qui montre les réticences bien ancrées sur le sujet… et la nécessité de ne pas adopter une approche uniquement « punitive » ou négative pour les dépasser.