Un peu de réalisme stratégique. Ou comment faire une caisse de grève efficace
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pour Jon Las Heras & Lluis RodriguezLe syndicat basque ELA a un fonctionnement original, qui repose notamment sur une « caisse de résistance » confédérale qui a fait la preuve de son efficacité dans un grand nombre de grèves victorieuses. D’où la question stratégique que pose ce texte écrit par deux économistes : la caisse de grève est un outil capable d’améliorer les conditions de travail et de renforcer le pouvoir de classe des travailleureuses – alors pourquoi tous les syndicats n’y ont-ils pas recours ?
Le capitalisme repose sur l’oppression de classe : ça, on le sait. Et malgré tout le temps passé à parler des choses qui empirent avec l’essor de gouvernements proto-fascistes à travers le monde, rien ne change réellement – ou du moins pas dans le bon sens. On pourrait ajouter une observation un peu provocante à ce constat déjà pessimiste : oui, le capitalisme fonctionne en nous dressant les un·es contre les autres, mais il le fait avec notre participation – nous sommes les complices nécessaires de son hégémonie et de ses évolutions funestes.
Nous devons donc déplacer la focale et reconnaître que le capitalisme est aussi le fruit de l’incapacité du salariat à s’organiser et à riposter efficacement. Faisons preuve de davantage d’auto-critique (sans être auto-destructifs !) et essayons de nouvelles choses. Nous avons assez donné dans la compassion, il nous faut maintenant une bonne dose de réalisme stratégique. Mais lorsqu’on parle de nouvelles « choses », de nouvelles « méthodes », il ne s’agit pas de formes « inédites » ou « complètement nouvelles » de lutte des classes (dont certains aimeraient croire qu’elles échappent à l’histoire). On parle plutôt des formes basiques d’organisation et de solidarité de classe qui, bien utilisées et avec le bon contexte, peuvent devenir le déclencheur qui libérera tout le potentiel des contradictions de classe provoquées par le capitalisme. Les mouvements conservateurs se fixent des objectifs ambitieux, alors que la gauche radicale stagne dans une certaine confusion, qui mène à l’impasse – et le temps joue contre nous.
Au milieu de ce triste paysage, et après l’échec du mouvement ouvrier européen à construire de vraies structures et revendications communes pour contrer les politiques d’austérité et le néo-libéralisme depuis 2008, une petite région d’Espagne nous redonne espoir : Euskal Herria, le Pays basque. Pas un espoir de bouleversement immédiat du monde, quelque-chose de plus réaliste : de la position d’un·e salarié·e basque moyen·ne, il y a des choses à faire pour effectuer un pas en avant, si petit qu’il soit. Une sorte de percée réussie, dans un contexte de guérilla ?
Euskal Langileen Alkartasuna (ELA : Solidarité des travailleur·es Basques), le principal syndicat basque en termes d’adhérent·es comme de représentativité, est une organisation de classe qui, depuis une position de contre-pouvoir, a cherché à construire une force organisationnelle contre le patronat, le gouvernement, les syndicats conservateurs, en redonnant le pouvoir à sa base – principalement via la négociation collective et les conflits sur les lieux de travail. Depuis le milieu des années 1990, ELA a choisi de se tenir à l’écart du virage opéré par le reste des syndicats sociaux-démocrates occidentaux, qui sont passés d’une ambition d’amélioration des conditions de travail à un conformisme étroitement corporatiste. Cette logique corporatiste fait toujours craindre le pire et conduit ainsi à éviter le conflit : on adhère alors au discours de l’adversaire et on commence à imaginer qu’en revoyant nos exigences à la baisse, on retardera l’explosion. C’est précisément cette stratégie qui mine tous nos acquis, tout en rendant ces acteurs syndicaux complices, aux yeux de la majorité, du cours actuel des choses.
ELA a fait le pari de conquérir une autonomie à la fois politique et financière (environ 93 % de ses dépenses sont auto-financées) pour être en capacité de fixer des lignes rouges, ce que les autres syndicats ne peuvent se permettre de faire : ne jamais signer d’accord prévoyant une double échelle de salaire [une pour les salarié·es déjà établi·es, et une plus défavorable pour les nouvelles embauches], une augmentation du temps ou de la charge de travail, une flexibilisation des emplois du temps, ne pas accepter d’accords de branche non susceptible d’être mis en œuvre sur les lieux de travail. À la place, établir de nouvelles alliances avec des syndicats ou des organisations du mouvement social plus combatives. Pour le dire autrement, ce syndicat a gagné une autonomie et une force politique et organisationnelle en rejetant le dialogue social avec le gouvernement et les autres syndicats conservateurs, pour construire à la place une stratégie de contre-pouvoir qui cherche à protéger et à structurer tout le salariat basque via son organisation.
ELA compte 100 000 membres, mais organise presque 10 % de toutes les grèves qui ont lieu en Espagne (60 sur 600 à 800 par an environ). En 2018 le syndicat a réussi à organiser plus de grèves que le deuxième plus gros syndicat social-démocrate du pays, l’UGT (Union General de Trabajadores) qui compte 10 fois plus d’adhérent·es. Et ce alors que le champ d’action du syndicat basque est bien plus restreint : le Pays basque compte moins de 5 % du salariat espagnol, et ce syndicat ne représente qu’un tiers des syndiqué·es basques. Ce syndicat est donc le principal responsable de 36 % des grèves espagnoles entre 2000 et 2017 qui se sont déroulées au Pays basque. Statistiquement, un·e salarié·e qui s’engage dans une grève lancée par ELA perdra au moins 7 fois plus de jours de travail que si c’était une grève organisée par l’UGT. Sachant que l’Espagne a déjà la réputation d’être un des pays d’Europe où les conflits du travail sont les plus nombreux, ce syndicat basque est vraiment dans le dur.
Après 10 ans de crise économique et d’austérité, le syndicat tient la cadence et ne baisse pas les bras. En 2018 le nombre de grèves organisées par ELA a augmenté de 81 %. Elles concernaient moins le cœur du salariat stable que ses franges les plus précaires ou subalternes, étendant ainsi les frontières de la solidarité de classe. Par exemple, les grèves les plus longues et les plus visibles se sont déroulées dans des secteurs féminisés et racisés comme les résidences pour personnes âgées, le nettoyage des hôtels, le nettoyage externalisé des services publics, et la sous-traitance de la restauration scolaire ou du personnel des musées. Autant de secteur qui devraient être contrôlés par ce qu’on appelait « l’État social ». ELA dénonce l’État néolibéral patriarcal et organise la riposte capable de détruire ses racines réactionnaires.
Comment expliquer cette spécificité ? Le second syndicat du Pays basque, LAB (Langile Abertzaleen Batzordeak), a pourtant lui aussi plusieurs décennies de mobilisations de base et de mouvements sociaux à son compte. Nous pensons que la caisse de grève y est pour beaucoup. Voici trois exemples, qui montrent que l’exception est en train de devenir la règle :
1 – En 2016, après 41 jours de grève illimitée, les salarié·es du muséum des beaux-arts de Bilbao ont réussi à : augmenter leur salaire brut de plus de 100 %, en passant leur salaire de base de 10 400 € à 20 500 € et en faisant reconnaître l’ancienneté ; introduire une clause de subrogation dans l’accord collectif interdisant tout licenciement en cas de modification de l’accord entre le gouvernement et le sous-traitant ; et empêcher l’entreprise de réduire les salaires ou les conditions de travail en cas de stress financier, comme autorisé par la réforme du travail de 2012. Selon un syndicaliste : « nous sommes un tout petit collectif, qui s’est affronté à de grosses multinationales comme Manpower et aux 3 plus grosses institutions publiques du territoire […] Malgré les nombreux problèmes, nous nous sommes découvert·es, et c’est le plus important : nous avons découvert le pouvoir de l’unité ».
2 – Cette année, après une autre grève de 41 jours qui a débuté au 1er février et s’est achevée le 12 mars, 28 salarié·es d’une usine en Navarre ont réussi à obtenir un accord collectif qui : augmente les salaires de plus de 10 % en reconnaissant le travail de nuit, l’ancienneté, l’inflation, etc. ; diminue le temps de travail de 24 h la première année et bannit le travail de dimanche ; réduit la flexibilité des emplois du temps pour que les salarié·es puissent prévoir leurs vacances et mieux planifier leur vie domestique, et bloque la réforme de 2012 autorisant les entreprises à modifier les conditions de travail de manière unilatérale.
3 – L’année dernière, après 40 jours de grève et de manifestations dans le centre-ville de Bilbao, les femmes de chambre de deux multinationales de l’hôtellerie ont amélioré leur salaire et conditions de travail : augmentation de 54 % de leur salaire de base sur moins de deux ans (de 13 000 € à 20 000 €), alignement des salaires et des conditions de travail sur l’accord régional de ce secteur (réduction du temps de travail et de la flexibilité) ; réintégration des grévistes licencié·es ou dont le contrat a pris fin pendant la grève.
Selon les dernières données diffusées aux militant·es, ELA commence à utiliser la caisse de grève pour des conflits de plus de 3 jours, et le fond est censé couvrir au moins 105 % du salaire minimum légal. Pour l’année 2019, les montants sont les suivants :
- fond ordinaire de 1 102,50 € par mois,
- fond renforcé de + 15 %, soit 1 267,87 € par mois pour les entreprises où plus de 35 % des effectifs est affilié à ELA,
- fond stratégique pour les grèves et secteurs considérés comme stratégiques, où l’aide peut atteindre 2 205 € par mois.
Dans tous les cas, la compensation financière ne doit jamais dépasser le salaire net mensuel, primes comprises.
Une telle caisse de grève peut exister grâce à un taux de cotisation syndicale élevé (21,77 € par mois, le plus élevé d’Espagne), et parce que le syndicat alloue 25 % de ce montant à la caisse de grève, soit environ 5 € par mois. Ce taux élevé garantit l’autonomie financière du syndicat (dont les activités sont autofinancées à hauteur de 94,44 %), et permet à ELA de ne pas dépendre de revenus extérieurs, comme les subventions versées par l’État. Contrairement aux autres syndicats qui dépendent du financement du dialogue social, cette autonomie financière donne une autonomie politique qui permet d’affronter à la fois le gouvernement et les employeurs. Le modèle syndical d’ELA, qui ne trouve pas de comparaison en Europe, est ainsi défini par une orientation combative, l’autonomie politique, la négociation collective, et une autonomie financière associée à l’utilisation de la caisse de grève.
Nos recherches historiques et sociologiques sur les conflits au travail et les reconfigurations de la négociation au Pays basque, en Catalogne et dans le reste de l’Espagne nous ont amené à la conclusion que l’utilisation d’une caisse de grève est un moyen relativement simple de donner du pouvoir aux travailleur·es. D’abord, elle met le pouvoir entre les mains des salarié·es, démocratiquement et par le bas : la caisse de grève ne peut devenir opérationnelle qu’avec la participation active, l’organisation et la mobilisation de la base à différents niveaux (d’abord le lieu de travail, mais pas uniquement). Ensuite, nous avons observé que la caisse de grève joue aussi un rôle d’empouvoirement stratégique et collectif de la classe : elle élargit à la fois le champ d’action de l’organisation de classe (le syndicat), et cristallise l’effet de son fonctionnement démocratique par la transformation historique en lui donnant une large base sociale.
Dès lors, une question stratégique s’impose : si la caisse de grève est bien un outil organisationnel à même de permettre aux salarié·es d’améliorer considérablement leurs conditions de travail et de renforcer collectivement leur pouvoir de classe, pourquoi les autres syndicats n’en font-ils pas usage ? Pourquoi les syndicats qui se considèrent comme révolutionnaires ne l’utilisent pas systématiquement, pour renforcer la solidarité collective entre leurs membres ? Mais peut-être les syndicats révolutionnaires arrivent-ils à des victoires similaires en s’appuyant sur d’autres outils et d’autres formes de lutte… On pourrait avancer deux explications à ces réticences : 1) ou bien nous n’accordons pas à la négociation collective et à la lutte de classe qui se déroule au jour le jour la centralité qui leur revient, parce que la négociation collective et son horizon réformiste n’ont pas d’intérêt, il n’est donc pas utile d’y dédier un quelconque instrument ; ou 2) les syndicats font un raisonnement coût-bénéfice et en concluent qu’un tel outil poserait des difficultés de gestion indépassables.
Nous pensons que le refus d’intégrer des instruments organisationnels concrets dans le déclenchement de la lutte des classes (même partielle et limitée) revient à condamner le syndicalisme révolutionnaire à la stérilité, tant du point de vue de l’action syndicale que de la politique de classe. Attendre qu’une organisation de classe révolutionnaire émerge et se répande hors de toute praxis historique est un pari dangereux. Une telle posture revient à se réfugier dans des proclamations de pureté au lieu d’essayer de saisir les contradictions réelles de notre pouvoir collectif et des formes de conscience de classe, marquées par leur héritage historique. Le fait que nous ne sachions pas comment faire la révolution ou ce que sera la société socialiste ou communiste ne doit pas nous empêcher d’agir dès maintenant. Dans notre contexte de recul du pouvoir collectif, il faut recourir à l’arme de la grève, à la fois pour renforcer les liens de solidarité entre les salarié·es déjà syndiqué·es et pour les étendre au-delà, vers ces travailleurs et travailleuses qui commencent à envisager le syndicalisme comme une possibilité. C’est là que le syndicalisme révolutionnaire (comme IWW) et les projets sociaux-démocrates (comme ELA) peuvent converger, à travers une démarche ouverte qui confronte la théorie à la pratique, en prenant l’idéologie et les formes d’action collective comme les deux face indissociables d’un même processus. Nous avons là tous les ingrédients nécessaires pour sortir l’émancipation sociale des grandes spéculations et la faire rentrer dans la réalité historique.
Jon Las Heras (@jonlhc) & Lluis Rodriguez (@lluisraeco) sont chercheurs en économie politique et membre de l’Institute of Economics and Self-Management.